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Traductions en français de textes du journal queer-anarchiste Bædan
Le Tournant Anti-social : Échapper au piège du Futur
Categories: Bædan Vol. 1

Extrait de : Le Tournant Anti-social ; Volume 1

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Échapper au piège du Futur

Il devrait être évident par le traitement fait par Edelman de la relation entre la politique avec l’Enfant que la cathexis qui capture toute ambition politique est un mouvement vers le futur. L’ordre social doit se préoccuper du futur afin de créer une infrastructure en mouvement vers l’avant et un discours afin de proliférer. Le nom que donne Edelman à l’insistance sur l’Enfant comme futur est futurisme reproductif. Le futurisme reproductif est l’idéologie qui exige que toutes les relations sociales et la vie commune soient structurées de façon à permettre la possibilité du futur à travers la reproduction de l’Enfant, et donc la reproduction de la société. L’idéologie du futurisme reproductif assure le sacrifice de toute énergie vitale pour la pure abstraction de la continuité idéalisée de la société. Edelman affirme que “la futurité se résume à une lutte pour La Vie au détriment de la vie-même ; pour les Enfants au détriment des expériences vécues par les véritables enfants.”

Si la queerness est un refus de la valeur symbolique de l’Enfant comme horizon du futur, la queerness doit être considérée comme étant contre le futur lui-même. Pour être plus précis, notre projet queer doit aussi se positionner comme la négation du futur de la civilisation.

Edelman soutient que “le queer représente une barre posée devant toute réalisation du futur, la résistance, interne au social, à toute structure ou forme sociale.” Il situe cette anti-futurité queer comme étant la principale justification de la violence anti-queer: “Si il n’y a pas de bébé, et par conséquent, pas de futur, alors la responsabilité doit en incomber à l’appât fatal, stérile et narcissique des plaisirs, nécessairement destructeur du sens, et donc responsable du délitement de l’organisation sociale, de la réalité collective, et de manière inévitable, de la vie elle-même.” Il invoque les interprétations anti-queer de la destruction biblique de Sodome pour décrire la manière dont l’imaginaire collectif est toujours hanté par la notion qu’une prolifération de la queerness ne peut avoir Ainsi, au nom de l’Enfant et du futur qu’il représente, toute répression, sexuelle ou autre, peut être justifiée.

L’Enfant, enfermé dans une innocence perçue comme étant continuellement assiégée, condense un fantasme de vulnérabilité à la queerité des sexualités queer précisément dans la mesure où cet Enfant symbolise, dans sa forme sublimée, l’exacte valeur pour laquelle la queerité se trouve régulièrement condamnée : cette insistance sur la non-altérité qui tend à reproduire un passé imaginaire. Ainsi l’Enfant caractérise-t-il la fixation fétichiste à l’hétéronormativité : un investissement essentiel pour le récit compulsif du futurisme reproductif et chargé érotiquement dans la non-altérité rigide de l’identité. Et ainsi, comme la Droite radicale le soutient, la bataille contre les queers est un combat à mort pour le futur d’un Enfant, que cherchent à ruiner les féministes, les queers et ceux qui défendent la possibilité légale de l’avortement. En fait, comme l’Armée de Dieu le dit clairement dans le guide de confection de bombes produit à l’intention de ses membres militants pro-life, son but était complètement cohérent avec la logique du futurisme reproductif : “interrompre et finalement détruire le pouvoir de Satan de tuer nos enfants, les enfants de Dieu”.

Edelman continue en développant comment le futurisme reproductif est intrinsèque à l’idéologie suprémaciste blanche et au nationalisme blanc; vu à quel point l’Enfant est lié aux notions de race et de nation :

Permettez-moi de finir par une référence aux Fourteen words, attribués à David Lane, par lesquels les membres de différentes organisations séparatistes à travers les États-Unis affirment leur engagement collectif dans la cause de la haine raciale : “ Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs.” Aussi longtemps que “blanc” sera le seul mot qui fera l’horreur de ce credo, aussi longtemps que les enfants symboliques continueront à “protéger [notre] existence” grâce au fantasme que nous survivons en eux, aussi longtemps que le queer démentira ce fantasme, provoquant sa déréalisation aussi efficacement qu’une rencontre avec le réel, alors aussi longtemps également [la queerness] aura un futur.

Afin de renforcer son argument sur la nature répressive du futurisme reproductif, Edelman cite Walter Benjamin pour décrire la manière dont le fantasme du futur fut intrinsèque à la propagation du fascisme en Europe. Edelman, via Benjamin, décrit “ce fascisme du visage de l’enfant,” une phrase censée illustrer le pouvoir absolu accordé à l’idéologie du futurisme reproductif. Ce fascisme du visage de l’enfant sert à réifier la différence et ainsi sécuriser la reproduction de l’ordre social existant sous la forme du futur. Aucune atrocité n’est à exclure si c’est pour l’Enfant ; aucun projet horrible de l’industrie n’est à exclure si il sert à accélérer le futur de la civilisation industrielle. Les armées d’hommes, impériales comme révolutionnaires, se sont toujours présentées pour le massacre au nom de l’Enfant.

Mais il n’y a pas besoin de regarder bien plus loin que les gros titres du jour pour voir le pouvoir symbolique que le visage de l’Enfant déploie au service de l’ordre sociale. Cette année, la nation a été captivée par deux exemples horrifiques du régime-de-mort de la suprématie blanche aux États-Unis. Trayvon Martin à Sanford, Florida et Bo Morrison à Slinger, Wisconsin : deux jeunes noirs assassinés aux mains de justiciers racistes.

Tandis que le meurtre et l’incarcération systématiques des NoirEs sont si banals qu’ils ne peuvent pas faire les gros titres, ces histoires ont bouleversé la nation en particulier pour la façon dont elles rejoignent les récits d’innocence et d’enfance. Particulièrement dans le cas de Trayvon Martin, dont le futur lui a été dérobé à l’âge de dix-sept ans, un débat fait rage autour de son caractère et de son innocence par rapport à sa position symbolique en tant que l’Enfant.

Un camp de ce débat fait circuler une photo “angélique” de son visage afin d’assurer la société de sa nature d’enfant. L’autre camp fait circuler une photo truquée de lui portant une grillz comme preuve racialisée de sa nature d’adulte. Ce qui est en jeu dans ce débat est la position symbolique de Trayvon en tant que l’Enfant : s’il représente l’Enfant, son meurtre est une destruction atroce du futur (et par extension, des futurs de chacunE). S’il n’est pas l’Enfant, alors son assassin a agi par nécessité de protéger le futur de sa propre communauté (et les enfants y appartenant) d’une menace perçue (même si faussement). Tandis que des politicienNEs au rang aussi élevé que le Président investissent Trayvon du fardeau de porter la futurité de leurs propres enfants, d’autres continuent d’affirmer leur droit garanti par le second amendement à posséder des armes afin de protéger les leurs.

Bo Morrison a aussi été assassiné par un propriétaire raciste, et son assassin poursuit sa vie en toute impunité parce qu’il peut prétendre qu’il avait besoin d’éliminer toute menace pour ses enfants. Des jeunes hommes noirs qui étaient considérés, comme les queers, comme des menaces à la famille ont été détruits au nom de l’Enfant. A chaque fois, l’ensemble du débat est centré sur l’Enfant tout en occultant complètement la réalité des jeunes individuEs réellEs exécutéEs au nom de l’Enfant.

Les éditorialistes articulent les mesures qui pourraient être prises par les parents et l’État afin de restaurer la promesse du futur : l’interdiction des armes à feu, des propriétaires d’armes plus responsables, l’élimination des hoodies de la garde-robe des enfants, la surveillance de voisinage, davantage de police; de “justice.” Ces meurtres horrifiques démontrent qu’il n’y a vraiment aucun futur. C’est à cette vérité que les jeunes du monde entier s’éveillent. Iels remplissent les rues en masse, capuches sur le visage, pour distancer la police et prendre les flux de la ville. Iels marchent hors de l’école – la prison banale de la futurité – afin de piller des magasins et d’être avec leurs amiEs. Iels se préparent et se coordonnent, afin que la prochaine fois que l’unE d’elleux est brûléE sur le bûcher pour le bien du Futur, iels feront brûler la ville par la même occasion. Les feux de la Grèce, de Londres et de Bahreïn donnent une idée des conséquences d’un tel éveil.

Pour mieux ancrer la théorie de l’Enfant de Edelman et les débats contemporains autour de la reproduction dans le contexte historique spécifique qui a donné naissance au Capitalisme, nous nous tournerons brièvement vers le travail de Silvia Federici dans son livre Caliban et la Sorcière. Dans Caliban, Federici étudie la naissance du Capitalisme en Europe à travers le processus d’accumulation primitive. Pour Federici, le passage du féodalisme au capitalisme a été possible uniquement à travers l’accumulation des corps des femmes et par conséquent à travers la transformation de leur capacité corporelle en un site spécifique pour la reproduction d’une force de travail prolétarisée. Son histoire illustre que plutôt qu’une transition sans heurts, la période fut marquée par une oscillation constante entre insurrection et contre-insurrection. Elle caractérise les paysanNEs et les travailleurEs prolétariséEs qui se sont rebelléEs contre l’État et suite à la peste noire comme ne se souciant pas du tout du futur,” coupéEs comme ielles l’étaient de toute fantaisie téléologique confortable. Elle affirme que l’autonomie et le pouvoir que les femmes paysannes (et les queers) avaient sur leurs propres corps devaient être détruit pour que la classe bourgeoise naissante puis les tourner en des machines de travail reproductif.

Nous la citons tandis qu’elle élabore la manière spécifique dont la construction de l’unité atomisée de reproduction sociale – la famille – fut cruciale dans le processus de répression des révoltes du début du Moyen-Âge contre le capitalisme :

Au Moyen Âge, les migrations, le vagabondage et l’augmentation des “crimes contre les biens” faisaient partie de la résistance à la paupérisation et à la dépossession : ces phénomènes prirent alors des proportions massives. Partout, si l’on en croit les déclarations des autorités de l’époque, des vagabonds s’ameutaient, passant d’une ville à l’autre, traversant des frontières, dormant dans des meules de foin ou s’agglutinaient aux portes des villes – une vaste humanité engagée dans une diaspora originale, qui devait échapper au contrôle des autorités durant des décennies […] une récupération et une reconquête dans de grandes proportions de la richesse commune volée était en marche […] Afin d’affirmer la discipline sociale, une attaque fut lancée contre toutes les formes de socialisation et de sexualité collectives : les sports, les jeux, les danses, les fêtes, festivals et autres rituels de groupe qui avaient été à l’origine des liens et de la solidarité entre travailleurs. […] Ce qui était en jeu était la désocialisation et la décollectivisation de la reproduction de la force de travail. Il s’agissait aussi de contraindre à un emploi plus productif des temps de loisir. […] L’enclosure physique qu’opérait la privatisation de la terre et la clôture des communaux fut redoublée par un processus d’enclosure sociale, la reproduction des travailleurs passant de l’openfield au foyer, de la communauté à la famille, de l’espace public au privé.

Le long de son analyse, Federici se tourne constamment vers l’atrocité historique qu’a été la chasse aux sorcières comme la figure principale de la destruction du pouvoir des femmes et l’accumulation subséquente de leurs corps en tant que machines-utérus. Elle soutient en particulier qu’au 16e et 17e siècles, un récit collectif circulait, pour tenter d’alimenter la paranoïa et la ferveur anti-sorcière, accusant les sorcières d’être des meurtrières d’enfants. Des conception courantes voulaient que les sorcières, sous prétexte d’être des guérisseuses, entreraient dans les maisons de leurs employeurEs afin de sacrifier leurs enfants au Diable. A une époque où les États et les familles étaient particulièrement préoccupées par le déclin de la population, cette peur mena à une haine féroce envers celles accusées de sorcellerie. Ici, on voit l’émergence de la primauté de l’Enfant comme symbole dominant de la reproduction idéologique et matérielle de la société de classe. Les sorcières, et les femmes médiévales de façon plus générale, peuvent ainsi être situées à l’intérieur de la catégorie structurelle de la queerness établie par Edelman : la catégorie de celleux qui refusent l’asservissement au futur sous la forme de l’Enfant. Il faut également noter, bien que Federici ne le mentionne que dans une note de bas de page, qu’il y avait une très forte association entre sorcellerie et queerness, et que d’innombrables queers aient trouvé la mort pendant la chasse aux sorcières.

Federici soutient qu’avec

[…] l’asservissement des femmes à la procréation […] Leurs utérus devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes et l’État, et la procréation était directement mise au service de l’accumulation capitaliste. […] Marx n’a jamais reconnu que la procréation pouvait devenir un terrain d’exploitation et du même coup un terrain de résistance. Il n’a jamais pensé que les femmes pouvaient refuser de reproduire, ou qu’un tel refus puisse être partie prenante de la lutte de classe. […] Des femmes se mettant en grève contre l’enfantement.

Cet angle mort dans la pensée de Marx doit rester présent dans notre critique du futurisme reproductif et de son ordre social. Il est utile d’examiner les moments où les gens ont résisté à la reproduction de la société par la soustraction de leurs corps aux flux de la futurité. On voit bien comment, au moment historique décrit dans Caliban, le refus littéral de créer des enfants était une pratique de résistance contre la domination étatique de leurs corps. Ces résistance et refus corporels sont vitales aujourd’hui encore, mais notre lutte contemporaine n’est pas uniquement menée contre l’exigence de produire de réels enfants. Nous sommes confrontéEs au symbole de l’Enfant dont les intérêts et le visage gouvernent les opérations de la politique et de toustes les sujets politiques. Une autre sorte de grève sera nécessaire pour refuser le pouvoir fantastique de l’Enfant.

Une autre critique utile que Federici fait au Marxisme est que de la perspective des femmes, il est impossible de prétendre que le capitalisme ait un jour été progressiste ou libérateur. Elle soutient que si l’on reconnaît que la société de classe a émergé du massacre de milliers de femmes et de la transformation de leurs corps pour répondre aux besoins de l’industrie, alors nous devons reconnaître que le capitalisme a universellement été synonyme de dégradation et d’exploitation pour les femmes. Bien que ce ne soit rien de novateur de soutenir que le capitalisme soit synonyme d’exploitation, ce raisonnement est lié à notre analyse puisqu’il incrimine et réfute spécifiquement la téléologie (particulièrement Marxiste, mais déployée par de nombreuses autres idéologies) qui dit que le capitalisme était une étape nécessaire sur le chemin vers l’utopie. En rejetant cette idéologie progressive, Federici remet fondamentalement en question la stabilité narrative du futurisme reproductif, qui prétend que l’histoire nous conduit vers le paradis, et que la situation présente n’est seulement qu’une étape sur ce chemin.

Si nous voulons parfaitement comprendre pourquoi le complexe de l’Enfant, du politique, et du futurisme reproductif s’est mêlé dans des conditions si répressives, nous serons bien aviséEs d’analyser la dynamique spécifique du capitalisme tel qu’il a évolué à travers la contre-révolution des dernières décennies. En particulier, nous devons regarder le capital lui-même comme une force qui colonise la vie et la remodèle à son image. Pour cela, nous nous tourons vers le travail de Jacques Camatte dans son texte “Contre la Domestication”:

L’industrie du futur est née et a pris une vaste ampleur. Le capital pénètre dans ce nouveau domaine et se met à l’exploiter, provoquant une nouvelle expropriation des hommes et renforçant leur domestication. Cette emprise sur le futur distingue le mode de production capitaliste des autres modes de production. Dès le début, pour le capital, le rapport au passé et au présent se révèle moins important que le rapport au futur. En effet le seul échange vivifiant pour lui, c’est celui avec la force de travail ; la plus-value créée, capital potentiel, ne peut devenir capital effectif qu’en s’échangeant contre le travail futur. C’est-à-dire qu’au moment présent où la plus-value est engendrée celle-ci n’a de réalité que si dans un futur qui peut n’être qu’hypothétique et qui n’est pas obligatoirement proche, il y a manifestation d’une force de travail. Si ce futur n’est pas le présent (désormais passé) s’abolit : dévalorisation par perte total de substance. Il est donc clair que d’entrée le capital doit dominer le futur pour qu’il y ait assurance d’accomplissement de son procès de production. Le système du crédit lui permet de réaliser cette conquête. Dès lors le capital s’est bien approprié le temps qu’il modèle a son image, le temps quantitatif. Toutefois au travers de l’échange avec le travail futur c’était la plus-value présente qui était réalisée, valorisée, avec le développement de l’industrie du futur, il y a capitalisation de ce dernier. Celle-ci réclame une programmation du temps qui s’exprime de façon scientifique dans la futurologie. Désormais le capital produit le temps. Où les hommes peuvent-ils dorénavant placer leurs utopies et leurs uchronies ?

Au fil de la vie de Camatte, ses écrits dans “Contre la Domestication” marquent un tournant dans sa théorie de l’ultragauchisme [left-communism] aux idées anti-civilisation. Ce texte inspirera plus tard une quantité énorme de théorie anti-civ anglophone. Son argument est que la nature spécifiquement orientée vers le futur du capital – sa tendance à accumuler le futur – a permis au capitalisme de devenir la monstruosité qu’il est maintenant. Au delà de simplement s’approprier le travail vivant des êtres humains et de le commodifier comme travail mort, Camatte affirme que le capital a colonisé les humainEs elleux-mêmes, constituant leur être même et re-créant les relations humaines comme des communautés de capital. Il appelle ce processus – l’anthropomorphisation du capital – domestication. En venant coloniser chaque aspect de la vie dans la société industrielle, le capital finit par dominer le futur des individuEs autant que leur présent. Camatte continue :

Aux époques antérieures les sociétés en place dominaient le présent et, dans une moins grande mesure, le passé, le mouvement révolutionnaire avait pour lui le futur. Les révolutions bourgeoises et les révolutions prolétariennes devaient assurer le progrès qui n’est que par existence d’un futur valorisé par rapport à un présent et un passé à abolir. Dans les deux cas […] le passé était empire des ténèbres, le futur celui des lumières. Le capital a conquis le futur. Il ne craint plus les utopies, il tend même à les produire. Le futur est rentable. Produire un futur c’est conditionner les hommes, dès maintenant, en fonction d’une certaine production, c’est la programmation absolue. […]

La domination du passé, du présent et du futur avec exclusion de l’homme permet la représentation structurale où tout n’est que combinatoire de rapports sociaux, de forces productives ou de mythèmes, etc. La structure en se parachevant élimine l’histoire.

La totalité est notre situation. L’Histoire n’est que l’enregistrement de siècles de défaite et du triomphe du capital sur les mortEs. Le futur est un horizon dominé par sa représentation comme la sphère des possibilités d’expansion et des nouvelles technologies. Et autour de nous se trouvent les innombrables institutions, technologies et processus qui nous utiliseraient comme les outils soumis à ce processus de domination. C’est ce que cela signifie de décrire le capitalisme comme une totalité. C’est pourquoi nous ne nous opposons pas seulement à un système économique spécifique, mais à la société industrielle elle-même ; pas pour un contrôle en particulier des moyens de production, mais contre eux tout court.

Que le capital forme désormais l’horizon de nos vies est évident. Dire “no future” veut dire que nous n’avons aucun futur, excepté un futur à la dérive en mer, souffléEs à tout moment par les vents de la crise en cours du mode de production capitaliste. La précarité de l’emploi, des dettes à vie, l’impossibilité de la retraite, le besoin de constamment se reconstruire à travers d’innombrables techniques de soi pour pouvoir se mettre sur le marché comme belle et nouvelle marchandise, le loyer, les factures, les crédits : les faits de notre propre force de reproduction quotidienne nous forcent à constamment vendre non seulement nos capacités physiques, mais aussi nos futurs. A chaque fois que nous offrons notre corps dans le cadre d’une étude médicale, que nous jouons un tour, ou que nous menons une escroquerie, nous parions notre futur contre la tâche titanesque de survivre un mois de plus en enfer.

Les rédacteurices-en-chef du journal communiste anti-état Endnotes écrivent dans leur second numéro :

L’autoperpétuation capitaliste se présente comme une éternisation, elle apparaît comme infinie, sans au-delà. Comme cette relation se projete dans un futur infini, la théorie révolutionnaire se préoccupe forcément de la rupture, d’une interruption précisément dans la temporalité de la relation.

A quoi ressemblerait une telle interruption ? Comment peut-on imaginer une force capable de bloquer le flux ininterrompu du temps vers le futur ? Retournons à Edelman. Il cite un passage d’une campagne pour une ‘déclaration des droits des parents’ (une campagne politique ayant pour but de ‘renforcer la famille’):

Il est temps de nous rassembler et de reconnaître que le travail que font les parents est indispensable – qu’en nourrissant ces petits corps et en faisant croître ces petites âmes, ils créent la réserve du capital humain et social qui est si essentiel à la santé et à la richesse de notre nation. Plus simplement dit, en créant les conditions qui permettent aux parents de chérir leurs enfants, nous assurons notre futur collectif.

Edelman continue en analysant la campagne :

Écartons pour le moment ce qu’il faut bien appeler la transparence de cet appel. Écartons donc à quel point la vision spiritualiste de parents “nourrissant et faisant croître […] les petits corps […] et […] les petites âmes” aboutissent rapidement à une rhétorique demandant l’investissement bien plus pragmatique (et politiquement nécessaire) dans “le capital humain […] essentiel à la santé et à la richesse de notre nation”. Écartons, ce faisant, à quel point le passage rebaptise ces petits “âmes” humains du nom de “capital” [et] nous incite à “chérir” ces humains “capital[isés]” (précisément dans la mesure où ils viennent incarner ainsi ce “capital” humanisé. Tout cela écarté, des yeux pourraient encore découvrir que seule une intervention politique peut “permettre […] aux parents de chérir leurs enfants” ainsi que “d’assurer notre futur collectif” – ou de s’assurer […] que notre présent sera toujours hypothéqué sur un futur fantasmatique au nom du “capital” politique ces enfants seront devenus.

Et c’est ainsi que l’idéologie du futurisme reproductif s’inscrit parfaitement dans le contexte du capitalisme orienté vers le futur. Toute la force des ordres politiques et symboliques est mise au service de la reproduction – de la reproduction de l’Enfant. Mais ici nous voyons que la portée en constant expansion du capital revendique le futur et même les âmes des enfants pas-encore-néEs. Le Capital doit continuer à s’étendre, et peut seulement le faire en s’appropriant chacun de nos futurs, et même ceux des enfants que nous pourrions un jour avoir. Et la poussée-vers-l’avant du futurisme reproductif doit servir son but, à savoir continuellement procurer des sacrifices au processus sans-fin de domestication où le capital en vient à posséder toute vie. Le Capital est notre futur ; et pourtant il n’y a aucun futur. C’est au sein de cette contradiction – l’expansion du capital dans tous les domaines de la vie contre l’impossibilité de vivre une vie au sein du capitalisme – que nous devons orienter notre étude et théoriser comment l’on pourrait interrompre la perpétuation sans-fin de l’ordre présent.

Bien sûr, faire ceci nécessite un scepticisme aigu à l’égard du fantasme du futur. Edelman:

Nous aimerions penser qu’avec de la patience, du travail, des contributions généreuses aux groupes de lobby ou des participations généreuses dans les groupes activistes, ou encore qu’avec une dose généreuse de démarches juridiques futées et de sophistication électorale, le futur nous fera une place – une place à la table politique qui ne sera pas au prix de la place que nous cherchons dans un lit, un bar ou un sauna. Mais il n’y a pas de queer dans ce futur comme il ne peut y avoir de futur pour les queers, destinés comme ils le sont à être les oiseaux de mauvaise augure apportant la nouvelle qu’il ne peut pas y avoir de futur du tout […] Ce futur n’est rien d’autre qu’un rêve de gamin, qui renaît chaque jour pour éliminer la tombe béante qui vient de l’intérieur de la lettre sans vie, nous appâtant, nous piégeant dans la toile d’araignée de la réalité.

Cette croyance en un futur pour les queers que pointe Edelman a été récemment démontrée par les campagnes “It Gets Better” [NdT : “Ça s’améliore”], une série de vidéos YouTube virales dirigées aux jeunes queers qui leur promet que la vie s’améliore si seulement iels sont assez patientEs. Des célébrités, des politiciennEs et des personnes de tous horizons ont uni leurs forces pour défendre la magnifique inévitabilité d’un futur meilleur. Dans la réponse de la campagne à la trop réelle atrocité des suicides d’ado queers, elle ne fait que repousser l’atrocité et encourage son audience à se soumettre patiemment à une misère continue. En essayant de chasser la mort, iels chassent la vie, la remplaçant par des sacrifices et l’attente d’un futur meilleur. Le campagne promet un monde enrichissant qui existerait au-delà du cauchemar du lycée, mais oublie pourtant de mentionner les cauchemars éveillés de la dette, du travail, de la famille, de la maladie, de la dépression et de l’anxiété que le futur nous réserve.

De toutes ces vidéos, la plus vile et peut-être la plus parlante est une sortie récente par le service de la Police de San Francisco, qui montre des agents de police queers racontant leurs coming-out et rassurant les spectateurEs d’un futur meilleur à venir. Aux côtés de ces garanties, iels vont aussi implorer la jeunesse queer à appeler la police lorsque dans le besoin, déclarant que “ça va s’améliorer, et jusqu’à que ça s’améliore, nous serons là pour vous.”

Le futur va continuer son spectacle de mirages, promettant la rédemption tout en reportant éternellement sa livraison. Plus nous progressons loin sur ce chemin, plus nous serons loin de l’utopie avec laquelle il nous intrigue. Nous arriverons constamment où nous imaginions que le futur nous emmènerait, pour n’y trouver que le fait que le désert de la vie moderne continue de s’étendre dans toutes les directions – que le passage du temps a continué à nous livrer une nouvelle pure et simple répétition de la même chose : la même exploitation, aliénation, dépression, absence-de-sens. Si la queerness doit être notre arme, nous devons éviter de manière fanatique toute tendance vers le futurisme reproductif qui émousserait nos lames. Nous devons refuser les institutions du futur, qu’elles soient des lycées ou des services de police, qui appauvrissent éternellement notre présent. Si nous devons faire cesser la croissance exponentielle de la pile de corps queers sacrifiés aux pieds du futur, nous devons faire taire les refrains de it-gets-better et attaquer, ici et maintenant, tout ce qui rend la vie insupportable.

S’il est dans notre intention de participer à l’insurrection contre la domestication et la futurité du capital, nous ne devons pas être dupéEs par les utopies fuyantes du futurisme reproductif. A la place, nous devons nous situer dans notre présent, et explorer soigneusement les méthodes de sabotage, interruption, expropriation et destruction qui refusent la domination du futurisme. Ou, tel que le dit Edelman :

Si le destin du queer est de représenter cette fatalité qui coupe le fil du futur […] alors le seul statut oppositionnel auquel notre queerité pourra nous mener dépendra de notre capacité à prendre très au sérieux la place de la pulsion de mort que nous sommes appelés à représenter contre le culte de l’Enfant et l’ordre politique qu’il renforce, et en insistant sur le fait que nous, comme le dit clairement Guy Hocquenghem, ne sommes pas “le signifiant de ce quelque chose d’autre que serait une nouvelle forme ‘d’organisation sociale’ ”, que nous n’avons pas pour but une nouvelle politique, une meilleure société, un lendemain qui chante, puisque tous ces fantasmes reproduisent le passé, par déplacement, sous la forme du futur. Nous choisissons, au lieu de cela, de ne pas choisir l’Enfant, en tant qu’image disciplinaire d’un passé Imaginaire ou en tant que site d’une identification projective avec un futur toujours impossible. La queerité que nous proposons, dans les mots d’Hocquenghem “ignore la succession des générations comme étapes vers le mieux-vivre. [Elle] ne sait pas ce que signifie le sacrifice pour les générations à venir […], [elle] sait que la civilisation est mortelle, elle seule.” Plus encore : elle se réjouit de cette mortalité en tant que négation de tout ce qui se définirait soi-même, moralement comme pro-vie. C’est à nous d’enterrer le sujet dans le creux sépulcral du signifiant, prononçant enfin les mots mots pour lesquels nous sommes exécrés, que nous les prononcions ou pas : que nous sommes les avocats de l’avortement, que l’Enfant comme emblème du futur doit mourir, que le futur n’est qu’une répétition, et tout aussi mortifère que le passé. Notre queerité n’a rien à offrir à un ordre symbolique qui vit en niant ce vide, à l’exception de notre retour systématique sur la présence fantomatique de l’excès que ce vide implique, une insistance sur la négativité qui transperce l’écran fantasmatique du futur, faisant éclater la temporalité du récit avec la force toujours explosive de l’ironie. Et donc ce qui est le plus queer chez nous, le plus queer en nous et le plus queer malgré nous, c’est cette volonté d’insister de manière intransitive – d’insister sur le fait que le futur s’arrête ici.

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