Zines : L’anti-chambre – read L’anti-chambre – print
Cette traduction est reprise de la traduction notamment réalisée par des anarchistes vivant au soi-disant Québec, et plus spécifiquement à Tio’tia:ke et en Gespe’gewa’gi. La mise en brochure a été réalisée pour la réimpression et la mise en ligne sur baedanfr.noblogs.org
Là où ça sent la merde ça sent l’être.
L’homme aurait très bien pu ne pas chier,
ne pas ouvrir la poche anale,
mais il a choisi de chier
comme il aurait choisi de vivre
au lieu de consentir à vivre mort.
C’est que pour ne pas faire caca,
il lui aurait fallu consentir à ne pas être,
mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être,
c’est-à-dire à mourir vivant.
– Antonin Artaud,
Pour en finir avec le jugement de dieu
D’où l’une chie, l’une ne doit parler – à ce serment l’entièreté de la civilisation est tenue. Des pots de chambre à ces salles euphémiquement nommées dont la fonction réelle a peu à voir avec le bain ou l’aisance mais consiste plutôt à flusher ces preuves honteuses de l’animalité humaine, il y a toujours eu, dans la gestion civilisée des selles un sentiment palpable de peur. La terreur manifeste des pots et trônes de porcelaine trahit une préoccupation bien plus profonde que l’hygiène et la santé publique. Après tout, ce n’est pas un accident si, avec l’entassement de l’humanité en ville survint la menace de grandes épidémies. Si la gestion de la nourriture et de la consommation fait une civilisation, l’ingérabilité (même aujourd’hui) de la matière fécale et de la défécation peut provoquer la chute d’un empire, et pas seulement comme catastrophe. Un mode de vie fondé sur une illusion d’immortalité ne peut avoir pire ennemi que l’évidence matérielle et quotidienne de l’éternelle décomposition.
Peu ont approché la question de la révolution à partir du derrière. Les marxistes en particulier ont démontré leur préférence à s’en tenir à parler de production et de consommation, et même du sujet quelque peu plus inconfortable de la reproduction, plutôt que d’effleurer, même infimement, la plus scabreuse question de la digestion – ou, pire encore, de l’excrétion.
Hocquenghem est l’une des rares personnes à avoir su amadouer l’anus pour le faire parler. Cette tapette, chevauchant la vague subversive de soixante-huit, médita sur la honte qui poussait ses camarades à baiser dans les cabines des toilettes après une rencontre du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. « Comme si le désir homosexuel ne pouvait s’inscrire que là où la répression l’avait inscrit. » Il y avait là un signe que ces toilettes détenaient un pouvoir redoutable et étrange – et tout sauf invisible – à l’intérieur du complexe détesté d’institutions appelé capitalisme, patriarcat, civilisation, etc. Il a été capable de voir que la prohibition publique visant certaines sécrétions sexuelles et plaisirs anaux n’était autre qu’un déguisement des tabous entourant les excrétions corporelles.
Dans Les Culs Énergumènes, Guy écrit à propos de ses camarades :
Ils sont presque parvenus à désirer n’importe quel corps doué d’une bite et d’un cul (et je voudrais bien en être là), mais à la stricte condition que les choses se passent dans la pénombre, que l’on baise sans connaître, que rien d’autre que les organes machiniques ne soit engagé.
Il aurait pu dire la même chose du désir de chier et de l’expérience de l’intimité excrémentielle.
Assurément, nombre d’universitaires étudiant les théories queer ont écrit après lui un traité ou un tract à propos de la construction architecturale et de la planification psychologique des lieux publics d’excrétion, notant certaines des meilleures remarques de ce queer référentiel. Toujours attentif ou attentive à la sécurité de sa position, toutefois, l’universitaire tâche avec prudence de ne pas trop s’enfoncer dans le trou, préférant observer et prendre des notes depuis le siège, pourrait-on dire. De là, il ou elle s’efforce de décrypter la signification cachée des bites dessinées sur les cloisons et de détailler l’ingénieuse conception des cabines érigeant, grâce au large trou au bas de chaque cloison, un bastion de surveillance généralisée contre les possibles inappropriés que l’intimité d’une cabine publique pourrait autrement inviter. À coup sûr une proposition innovante, on pourrait même dire osée, quoique seulement lorsqu’on la compare à la profonde timidité de la profession universitaire en général – mais cette analyse reste, pour nos ambitions, un peu trop coincée du cul.
Nous avons mentionné précédemment que certaines révolutionnaires avaient un blocage vis-à-vis l’analité. Il ne faudrait toutefois pas croire qu’il en est de même pour «les sujets révolutionnaires» de leurs théories. Les prolétaires qui gardent un certain sens de l’humour ont remarqué depuis longtemps que la bourgeoisie, ses figures d’autorité et ses représentants, bref toutes les personnes au statut social élevé, sont remarquables en ce qu’elles agissent comme si elles étaient incapables de relaxer leur musculature anale. Si on écarte toute théorie sur les effets de la diète bourgeoise et du stress sur le sphincter (et cela non pas pour rejeter leur validité tant que parce qu’elles ne sont pas pertinentes pour notre enquête), il reste quelques faits à exposer.
Premièrement, que le développement de la civilisation, grâce à l’ensemble encensé de ses installations sanitaires, a drastiquement augmenté la quantité de temps consacré dans la vie d’une personne à la recherche, sphincters contractés, du portail le plus près menant aux égouts municipaux, à moins qu’on ait repoussé le dit moment jusqu’à ce que la recherche se fasse dans l’urgence.
Ajoutez à cela l’inaptitude documentée de plusieurs personnes à relâcher leurs boyaux dans les toilettes publiques (que ça soit dû à un traumatisme infantile, à la honte tenace du tabou social, ou aux instincts qui empêchent une créature de relaxer aussi près d’ennemis potentiels), en plus du taux élevé de pierres aux reins et d’infections transmissibles sexuellement et par le sang qui peuvent rendre la miction douloureuse plutôt qu’agréable, et l’évitement partiel ou total des toilettes publiques par les personnes qui ont appris à en avoir peur car on pourrait y scruter leur genre et remettre en question leur appartenance, sans oublier la terreur et la honte (instillées durant les années d’entraînement à « aller au petit pot » et à ne pas « mouiller son lit ») qui refuse – même durant le sommeil ! – de permettre à la musculature du bas de l’humaine moderne de relaxer complètement et, finalement, la généralisation des cas d’indigestion et de constipation, et vous faites face à un problème de santé publique d’une ampleur et d’une profondeur inimaginables.
Pas que tout cela puisse être considéré comme un enjeu aux yeux de ceux dont c’est la responsabilité d’identifier les épidémies et de mobiliser la population pour rectifier la situation. Au contraire, c’est entièrement dans l’intérêt du pouvoir d’avoir une population qui garde ses sphincters admirablement sous contrôle, merci beaucoup, peu importe à quel point cette situation est dommageable pour sa santé. Toute personne familière avec la discipline canine sait qu’une fois l’animal entraîné à contrôler où et quand activer ses fonctions d’évacuation, la moitié du combat est gagnée. En peu de temps, l’animal roulera sur le sol et fera le mort sur demande. Alors qu’un animal qui n’a pas encore appris à ne pas pisser sur le tapis est tellement désespéré qu’il est probablement mieux d’abréger tes – pardon, ses – souffrances.
Deuxièmement, que la rétention chronique et prolongée des muscles annaux d’une personne coïncident avec certaines caractéristiques comportementales pouvant inclure, sans s’y limiter : l’extrême tension de la voix et de la posture souvent manifesté par une parole nasillarde et un port raide, par de la pudibonderie, une indisposition générale au plaisir, de la nervosité, une humeur aigre, un manque d’élégance dans la réception de critiques ou de compliments, la propension à être offensée par des insultes gaillardes, une déficience du sens de l’humour, une posture incertaine, une attitude passive-agressive, un sentiment constant de manque, de l’autoritarisme, de l’avarice, du moralisme, de la religiosité, et un caractère généralement sans saveur.
À tout le moins, au niveau instinctif, on peut remarquer que cette coïncidence comportementale n’est en fait pas une coïncidence du tout, considérant qu’un simple sens commun mènerait à anticiper, et même à s’attendre au fait qu’une personne qui retient ses excréments s’allie à sa tendance à retenir bien plus – statuts, possessions, émotions et orgueil, pour n’en nommer que quelques uns – que cela n’est rien de plus qu’une correspondance naturelle entre différentes dispositions corporelles et comportementales.
Troisièmement, que ce que les sociétés civilisées ont fini par valoriser le plus, et ce dont elles sont le plus hautement fières, ce sont ces mêmes vices comportementaux qui correspondent aux maux produits par un anus retenu et un système digestif maltraité.
Ici, on pourrait remarquer une autre coïncidence, cette fois non pas comportementale, mais bien géométrique (ou, pourrait-on dire, étymologique) qui surgit de l’interrogation suivante : Comment se fait-il que la haute société s’identifie comme haute et son extérieur, bas ? Comment, en effet. Bien qu’on répondra évidemment à cette requête par une série de réponses simplistes prémâchées – qu’elles soient architecturales (parce que la puissante s’assoit sur un haut trône et vit dans de hautes structures sur des terrains élevés), naturelles (parce que le pouvoir civilisé s’associe aux pouvoirs célestes plutôt qu’aux pouvoirs terrestres), sociales (parce que s’incliner est un signe de soumission), ou militaires (parce qu’au combat, la plus haute position est avantageuse) – on pourrait objecter que toutes ces réponses sont cul par-dessus tête. Notre corps est notre monde, notre demeure. Considérant que le corps se trouve dans un monde où nombre de pouvoirs se déploient et à travers duquel il doit aussi se déployer, il développe une logique de déploiement, une logique qui se projette, pourrait-on dire, une conscience toujours soucieuse de prédire ce qui est dans l’intérêt de sa survie.
Les questions de catégorisation expriment des tensions que la conscience humaine ressent dans ses organes, particulièrement ses organes digestifs. Pour identifier une fois pour toute ces tensions, son choix se fixe sur des catégories incarnant le cri rebelle de celle qui renonce finalement à leurs constantes manifestations, de celle qui va enfin ancrer sa position, tant pis.
De plus, l’être humain étant le seul animal ayant non seulement adopté une posture en érection, mais ayant aussi commencé à marcher dans cette posture, qui aligne ses passages oraux et anaux au même niveau seulement quand les digues de sa conscience ne peuvent plus retenir les déferlantes vagues du sommeil, lui seul a développé une conscience privée – par la force de gravité elle-même – des sensations excrétoire et digestives. Il se sait au-dessus de leurs va-et-vient inférieurs et irréfléchis. Tous ses gestes externes qui élèvent ou baissent tel ou tel membre ne sont que l’expression adéquate de ce qu’il ressent d’abord dans son corps, puis de sa lutte pour réformer son environnement contrariant à l’image de ces sensations. L’être humain (civilisé, devrait-on dire) se démarque par la manière dont il fait l’expérience d’un grand inconfort corporel et de nombreuses irritations internes (nées de son extrême anxiété et manque de respect envers le processus digestif graduel et lent, qui le choque par sa terrible inefficacité et pénibilité) et dans son dévouement à s’en échapper. Tout comme la majorité de celles qui préparent les procédés pour déménager des êtres humains sur des colonies extraterrestres ou dans des post-corps technologiquement améliorés et dénués d’irritation, il n’est pas séduit par les illusions de la démocratie. L’ascension de la conscience hors du corps ne pourra être atteinte en masse. Au contraire, elle sera inatteignable à moins d’être au-dessus de la masse.
Ainsi pour les échelons supérieurs et pour celles qui aspirent à les rejoindre, la corrélation entre la hauteur et la supériorité, la bassesse et l’infériorité, est adéquate pour nulle autre raison que sa concordance avec leur évaluation du corps : les organes supérieurs trônent au sommet, gardent les choses sous contrôle et se dédient aux honorables tâches de réflexion et de préparation pour s’évader du corps, de ses organes inférieurs, en particulier ceux qui gargouillent et grommellent dans les profondeurs, exhortant et insistant, échouant à faire quoi que ce soit d’honorable ou de socialement productif, n’étant qu’une distraction des tâches importantes. C’est parce que l’être humain se sentait déjà supérieur qu’il construisit des trônes et des tours, des temples et des palais, harmonisant ainsi le monde à sa conscience torturée.
À ce stade rappelons-nous que ce qui est investigué ici n’est pas la simple question de la défécation, car nous pouvons observer, parallèlement à la difficulté et à la contrainte de l’excrétion dans les sociétés modernes, la négligence et la hâte avec lesquelles on procède au rituel d’ingestion (souvent performé même debout, marchant ou conduisant et avec un mépris notable pour une mastication adéquate et, plus déconcertant encore, pour le fait d’apprécier et de savourer la nourriture, qui est plutôt envisagée comme du carburant pour le proverbial engin du consommateur que comme matériaux complexes à moudre, retourner, épurer et absorber) et la digestion tendue et incomplète qui s’en suit, dont les symptômes incluent des maux de ventres, des gonflements, des flatulences, des éructations et des reflux acides (sans parler des vomissements), qui font de notre société entière la cible de maintes plaisanteries.
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Nietzsche quand il écrit dans Généalogie de la morale que « la société moderne n’est pas une ‘société’, un ‘corps’, mais un amalgame malade de tchandalas – une société qui n’a plus la force des excrétions nécessaires. » Dans sa Généalogie, non seulement Nietzsche lie-t-il le malaise moral et le sentiment de culpabilité aux troubles digestifs, il démolit aussi la fausse élévation de l’esprit sur le corps :
Quand quelqu’un ne vient pas à bout d’une « douleur psychique » la faute n’en est pas à sa « psyché », mais plus vraisemblablement, pour le dire crûment, à son ventre (parler crûment, je répète, ce qui ne veut pas dire que je veux être entendu crûment, ou compris crûment). Un homme à la forte constitution digère les événements de sa vie (y compris les faits et les forfaits), comme il digère ses repas, même lorsqu’il a dû avaler de gros morceaux. S’il ne vient pas à bout d’un événement, ce genre d’indigestion est aussi physiologique que l’autre — et souvent n’est, en réalité, qu’une des conséquences de l’autre. — Une telle conception, soit dit en passant, n’empêche pas de demeurer l’adversaire résolu de tout matérialisme…
Il n’y a rien de particulièrement spécial à propos des excréments, ceux-ci n’étant qu’un stade dans le processus de circulation de la matière – rien, effectivement, sauf leur formidable capacité à communiquer les détails de tel ou tel trouble physique, intérieur ou extérieur aux voies digestives, chez la créature les ayant produits. En effet, on peut observer chez toutes les créatures capables à la fois d’expulser de la matière et de l’investiguer une tendance à enquêter régulièrement sur leurs excréments et, pour ce faire, à utiliser tous leurs sens. Bien que quelques théories très imaginatives tentent d’expliquer cette pratique, le fait qu’il s’agisse d’une mesure d’auto-diagnostic, et d’une bonne mesure par ailleurs, n’est un secret pour personne ayant observé ses selles lorsqu’elle était malade. Le fait que, dans la plus scatophobe des sociétés, on examine encore pour des raisons médicales, quoique rarement, les fèces nocturnes d’une patiente pour y trouver des indices de son état interne est la preuve éclatante du pouvoir de diagnostic de la substance. Le fait qu’on retrouve parmi les interrogations les plus souvent soumises au soi-disant oracle Google « Pourquoi mes crottes sont-elles (vertes/ rouges/bleues/jaunes) ? » prouve non seulement que la populace moderne tente encore d’écouter ses intestins (et que ceux-ci éprouvent de sévères difficultés) mais plus encore qu’un savoir commun des diagnostics excrémenteux manque cruellement.
Oui, l’être humain moderne semble ne reculer devant rien pour se cacher sa propre nature. La plombière le sait plus que quiconque, et ses clientes ont une trop vive conscience qu’elle, plus encore que la vieille fouineuse d’à côté avec sa blouse fleurie et les jumelles qu’elle garde à portée de main, connaît chacun de leurs obscènes petits secrets. On ne se tromperait pas en suspectant que le spectre populaire de la « craque de plombier », comique si ce n’est suggestif, est en vérité non pas une craque ordinaire, mais la quintessence des craques dans le verni social de porcelaine dont la plombière est précisément venue boucher les trous, les fuites qu’elle doit arriver à colmater, les craques qu’elle doit calfeutrer. Que dans l’exécution d’une tâche si indiscutablement capitale que celle de faire resurgir la façade entre la société et sa propre décomposition – que dans ce processus même l’individu responsable puisse révéler par erreur une craque dans sa propre façade, une indication de sa propre analité – et bien, il n’y a peut-être pas de meilleur exemple du genre d’ironie qui engendre ce qu’on pourrait appeler de l’humour bas.
L’indéniable fait que l’être humain s’évertue à se cacher à l’aide de tuyaux et d’égouts, d’installations septiques et d’usine de traitements des eaux usées, est simplement que chaque entrée a une sortie qui lui corresponde. L’être humain voudrait prétendre être une rue à sens unique, comme lorsqu’il prétend que l’ingestion visible d’aliments ne correspond pas à la défécation en privé, exactement comme lorsqu’il croit qu’aucune décomposition clandestine ne correspond au glorieux progrès de la civilisation. Son jeu absurde en est moins un de fumée et de miroirs qu’un jeu de passages et de blocages. D’un côté, il ajuste sa bouche pour qu’elle bouge excessivement, comme si en la laissant se détendre il pourrait rappeler à sa compagnie – ou à lui-même – que cet orifice favori n’est rien d’autre que le hautain portail méticuleusement ornementé menant au passage sombre, ce long passage dont les mouvements et les vents témoignent du fait qu’il est une créature aux capacités digestives, et dont le pôle inférieur rappelle le murmure de la mort et de l’éternel retour. De l’autre côté, il emploie ses mains à la tâche monumentale d’ériger et d’entretenir des millions de kilomètres de passages, pas si différents du sien, un fantastique système digestif artificiel, sans parler de la multitude de chambres correspondantes, privées ou publiquement privées, chacune avec un dispositif de porcelaine, des dispositifs d’évacuation automatisés, des produits masquant les odeurs, des stations pour changer les couches, des distributeurs de produits féminins, des appareils de séchage de mains sanitaires, des lumières écologiques, et des concierges discrètes, pour nulle autre raison que de se cacher le fait qu’il lui est impossible de retenir ce qu’il ingère. Les montagnes de papier hygiénique, d’essuie-tout, et d’autres produits jetables qui trouvent leur chemin jusqu’aux poubelles ne sont qu’une portion insignifiante du gaspillage énorme produit par ce système insensé d’élimination des déchets – le gaspillage le plus grand est double : d’une part il y a les quantités incommensurables d’eau potable transformées en eaux usées à chaque fois qu’on tire la chasse, et d’autre part, les piles tout aussi immenses de matière fécale riche emportées pour être gaspillées par les colonies d’algues des installations de traitement des eaux usées.
Il y a quelque chose de charmant dans le dédain avec lequel l’être humain regarde (la défécation comme s’il était au-dessus de ça, en agissant comme si, malgré son grand plaisir de manger, il considérerait que chier est au mieux un désagrément et au pire un rappel dérangeant de son animalité, de sa mortalité. Quelque chose qu’on ferait mieux de guérir avec les pouvoirs de l’innovation moderne, et le plus tôt le mieux ! Il y a quelque chose de profondément attachant dans le déni de lui-même de l’être humain.
Nonobstant ces doux sentiments, et sans suggérer qu’il est possible – ou même désirable – de bannir le déni-de-soi de la vie, nous devons insister sur l’importance de flusher l’entièreté de la machine qui supporte l’excrétion et canalise les excréments. Ça fait très longtemps que les révolutionnaires s’identifient à ce qui est souterrain, et pour de bonnes raisons. Toutefois, de la même manière que Hocquenghem écrivait que « La bourgeoisie a inventé le concept d’homosexualité et en a fait un ghetto. Ne l’oublions pas, » n’oublions pas que c’est une bourgeoisie et un clergé marchant les fesses serrées qui ont massacré la digestion, qui ont interdit que la défécation soit plaisante et intime, et emprisonné le plus grand cadeau de l’être humain sous un million de tonnes de béton. Nous ne nous battons pas pour défendre nos obscurs tunnels, ni pour accorder le pouvoir des gratte-ciels aux égouts, mais bien pour évacuer entièrement le corps artificiel et le laisser pourrir, pour que nous puissions devenir intime avec le fruit de nos entrailles et ainsi en profiter.