Traduction de Breakdown édition (avec quelques modifications mineures)
Extrait de : Le Tournant Anti-social ; Volume 1
Chapitre suivant : Pas pour les Enfants
Introduction de Breakdown édition
Le texte qui suit est une traduction de l’anglais d’un extrait du premier volume du Journal Baedan (Baedan – a journal of queer nihilism, sorti en 2012) qui aborde ce qui a pu être nommé de manière interchangeable, la négativité/négation pure, la négativité/négation absolue, la négativité/négation radicale, et dans certains cas (par exemple dans le volume 1 de Hostis) l’hostilité absolue par des queer nihilistes/insurrectionnelles. Alors même que ce texte dénonce la forme académique de l’auteur qu’il cite et qui constitue le point de départ de sa réflexion (Lee Edelman), il reste par certains côtés difficile à lire. On pense qu’il en vaut quand même le coût, qu’il est intéressant et que son contenu est utile pour la compréhension d’un terme qui est utilisé dans de nombreux écrits aux trajectoires queer nihilistes/insurrectionnelles. En espérant que les notes aident à sa compréhension.
La version complète de ce texte, ainsi que d’autres textes de l’univers de Baedan peuvent se trouver en anglais sur : https://theanarchistlibrary.org/baedan-baedan
LE TOURNANT ANTI-SOCIAL
La pièce maîtresse d’Edelman, Merde au futur [No future, Queer theory and death drive] qui porte sur la négativité queer, offre un ensemble de leçons cruciales pour les adeptes de bædan, c’est-à-dire pour celleux d’entre nous pour qui la queerness signifie le refus de la société et non pas une négociation avec ou au sein de celle-ci. Notre interprétation et notre usage – peut-être abusif – du travail singulier d’Edelman ne nous laisse pas d’autre choix que de lui reprocher sa forme académique, sa position au sein de la théorie queer institutionnalisée, et l’écart entre sa théorie et sa pratique. Son projet échoue lorsqu’il situe la négativité queer dans diverses productions culturelles -films, littérature- et ne s’attelle pourtant jamais à amorcer cette négation dans le contexte d’une révolte vécue ou d’une lutte active contre la société à laquelle il prétend s’opposer.
En explorant Merde au Futur, on s’obstine à l’exproprier de sa tour d’ivoire, à l’extraire de son milieu académique, et à l’utiliser en tant qu’outil pour nos projets de vie. Nous nous posons en opposition aux interprétations « safe », rassurantes, offertes par l’université et ses théoricien.ne.s, vers une élaboration de la négativité queer qui ne signifie rien de moins que la destruction du monde civilisé.
Judith/Jack Halberstam, un.e autre théoricien.ne queer renommé.e, situe l’importance du texte d’Edelman dans ce qu’iel nomme le projet anti-social, mais y perçoit aussi ses lacunes:
L’œuvre polémique d’Edelman ouvre la voie à de féroces articulations de la négativité : « merde à l’ordre social et à l’Enfant au nom duquel nous sommes collectivement terrorisées ; merde à Annie et merde à l’orpheline dans Les Misérables, merde au pauvre et innocent enfant sur internet ; merde aux Lois (avec un l majuscule ou minuscule), et à l’ensemble du réseau de relations Symboliques [NdT : Les termes plusieurs fois utilisés dans ce texte de ‘symbolique’, ‘ordre symbolique’, ‘réseau de relation symbolique’ etc font référence au concept développé par Lacan d’ordre symbolique. C’est-à-dire comment le conscient et l’inconscient, le cognitif est régit par des catégories (homme/femme, enfant/adulte, animal/humain etc) et des systèmes de valeurs qui engendrent des règles, des convenances, et structurant ainsi la société et le langage.] et au futur qui lui sert de pilier ». Mais, au final, il n’emmerde pas la loi, qu’elle ait un L majuscule ou pas. Il succombe à la loi de la grammaire, la loi de la logique, la loi de l’abstraction, la loi du formalisme apolitique, la loi des genre littéraires […]
Halberstam définit également de manière plus explicite l’intérêt tout particulier qu’il porte au texte de la manière suivante :
je veux aborder de manière critique le projet d’Edelman pour pouvoir concevoir le projet anti-social d’une façon plus explicitement politique
D’une certaine manière, l’objectif d’Halberstam est similaire au notre. La féroce négativité d’Edelman demeure prisonnière de la toile du savoir formel et de la domination qu’est l’université. Prise au piège dans ces lois – logique, abstraction, formalisme –, la théorie d’Edelman ne peut en l’état que servir d’articulation – quelque part encore plus vicieuse – de la loi de l’ordre social lui-même. Et pourtant, le projet alternatif d’Halberstam échoue pour les même raisons. Nous ne désirons pas une construction politiquement plus explicite du projet anti-social quand tout ce que la logique de la politique elle-même ne peut réellement offrir n’est que plus d’abstraction, plus de formalisme, plus du Même. Pour nous, la théorie queer n’est importante que dans la mesure où l’on en fait un outil ou une arme pour nos propres projets. Mais pour cela nous ne pouvons nous tourner vers la politique, qui est la science d’organiser et de représenter la société. À la place, nous devons dépasser le projet d’Edelman, se défausser de son apolitisme en faveur d’une anti-politique explosive.
Si, comme l’affirme Halberstam, Edelman a ouvert une porte pour un projet queer anti-social, alors passons le seuil de cette porte puis foutons le feu à la maison toute entière tant qu’on y est. Ce qui suit est une lecture rapprochée et un renversement de Merde au Futur. Ce sont les élément vitaux de la théorie sans son bagage universitaire, les points cruciaux du texte aiguisés en armes destinées à des projet anti-sociaux.
Pure négativité
Le projet d’Edelman, bien qu’on ne le considère que comme un point de départ, est intriguant parce que la queerness est pour lui fondamentalement négative. Toute manifestation contemporaine de queerness, qu’elle se présente sous la forme d’une assimilation gay, de politiques centrées autour des identités ou d’une sous-culture « queer radicale », ne peut ignorer des décennies d’intégration capitaliste au sein de la société et de l’État. Ces différentes formes se rejoignent en ce que leurs contenus partagent une identité queer positive. Si nous lisons autant Edelman de manière cathartique [NdT : la katharsis est l’action correspondant à « nettoyer, purifier, purger », ici séparer le bon du mauvais pour extraire du texte ce qui est intéressant], c’est parce que sa conception de la négativité queer nous permet de nous défausser de tout les bagages liés aux identités qui accompagnent la queerness. Cette démarche contre une queerness positive est cruciale. Elle illustre une vérité sur le capital. Le capital se base sur l’accumulation de valeur – n’importe quelle valeur – pour sa propre reproduction. Le capital est en processus continu de révolte contre lui-même. Des sujets qui furent à un moment marginaliséEs ou annihiléEs par l’ordre civilisé sont absorbéEs dans ses rouages, les positions autrefois marginales sont déplacées en son sein. Il n’existe pas de queerness positive qui ne soit pas déjà un terrain propice à la reproduction de la société. Les institutions positivistes de la queerness – ses booms, ses projets communautaires, ses groupes militants, ses réseaux sociaux, sa mode, sa littérature, ses arts, ses festivals – forment la structure matérielle de la civilisation. Quels que soient les antagonismes ou les différences que portent ces formes, ces dernières sont re-faites méticuleusement à l’image du capital, vidées de toute leur valeur et neutralisées de toute dangerosité. Nous constatons avec horreur que la queerness devient l’avant-garde des marchés et le sang neuf de l’économie postmoderne avancée.
Cette analyse du positivisme n’est pas propre à la queerness. Il est facile de pointer du doigt un certain nombre de projets anarchistes et d’exposer de quelles manières ils reproduisent l’aliénation-même qu’ils tentent de dépasser. Les coop’, les marchandises produites pour une sous-culture radicale, les médias indépendants, les espaces de sociabilité, les Food Not Bombs : quand les projets anarchistes positifs ne font pas un travail social pour empêcher un effondrement ou un soulèvement, ils développent des innovations (self-management, production décentralisée, productions participatives, création de réseaux sociaux) qui aideront à prolonger le règne du capital jusqu’au siècle suivant.
Se séparer de ces formes, c’est élaborer la queerness dans le négatif. En faisant ainsi le lien entre la queerness et la négativité, nous rejoignons Edelman, qui définit la queerness de la manière suivante :
La queerité [est] irréductiblement liée à « l’égaré » ou à « l’atypique », à ce qui égratigne la « normalisation », trouve sa valeur non dans un « bien » qui est susceptible de généralisation, mais uniquement dans cet entêtement particulier qui vide la notion de bien général de toute substance. L’adhésion à la négativité queer, ne peut donc avoir aucune justification si la justification nécessite une adhésion au renforcement d’une valeur sociale positive quelle qu’elle soit ; sa valeur réside bien plus dans le défi qu’elle lance aux valeurs définies par le social, et ainsi dans son défi radical envers la valeur du social lui même.
Pour le formuler autrement, nous ne somme pas intéressé.es par un projet social de queerness, par des contributions queer à la société, par le fait de modeler nos propres ghettos dans les structures matérielles et symboliques de la vie capitaliste. Notre rapport à la théorie queer devrait plutôt se situer dans le discernement des moments révélant un potentiel de destruction de la société, de ses structures, de ses relations. Pour Edelman, une théorie de la négativité queer s’amorce à partir d’une exploration de la figure fantasmée qu’occupent les queers dans l’imaginaire collectif de la société. Sa méthodologie consiste à sillonner les discours et les cauchemars de l’hétéronormativité de Droite. En citant des fondamentalistes les uns après les autres, il dépeint la terreur avec laquelle l’ordre établi anti-queer imagine la menace que représente la queerness. Une menace qui persiste tout au long de l’histoire et jusqu’au présent, imaginant les queers comme les destructeur.ice.s de la cohésion sociale, comme les fossoyeu.r.euses de la société, le rejet même des valeurs du travail dur et honnête et de la famille, comme une vague persistante qui vient éroder les fondations des économies monétaires et libidinales, comme des voleur.euses, des escrocs, des hustlers, pêcheur.euses, meurtrier.ères, déviant.es, pervers.es. Les queers ne sont pas seulement damnéEs, iels sont aussi la preuve de la damnation fondamentale de la société. Après tout, les sodomites sont nommés ainsi d’après la position symbolique qu’iels occupent en tant que symbole sexuel de la décadence de la civilisation et de son annihilation imminente. Edelman analyse un exemple de ce fantasme:
Nous devrions la considérer moins comme un exemple de harangue hyperbolique que comme un rappel de la désorientation que les sexualités queer devraient provoquer : « L’acceptation ou l’indifférence envers le mouvement homosexuel entraînera la destruction de la société en laissant l’ordre civil être redéfini et en nous abîmant, nous, nos enfants et nos petit-enfants, dans une ère sans aucun idéal sacré. En fait c’est l’ensemble de la civilisation occidentale qui est en jeu » Avant que les platitudes lénifiantes et bien pensantes du pluralisme progressiste se répandent sur nos lèvres, avant que nous fournissions une fois de plus l’assurance que notre amour est un amour différent mais bel et bien un amour comme le leur néanmoins, avant que nous invoquions pieuse la litanie de nos glorieuses contributions aux civilisations de l’Orient comme de l’Occident, oserions-nous nous poser un instant pour reconnaître que M. Wildmon a peut-être raison – ou, plus important, qu’il devrait avoir raison : que la queerité devrait et doit redéfinir de telles notions, par exemple celle « d ‘ordre civil », par une rupture d’avec notre foi fondatrice en la reproduction du futur ?
Le désir d’Edelman d’une queerness qui prendrait le fait de se faire appeler ‘menace à l’ordre social’ comme un défi plutôt qu’une insulte, fait écho au texte « Intimité Criminelle » écrit par « un gang de queers criminels », publié en 2009 dans le journal anarchiste Total Destroy [NdT : en français dans Queer Ultra Violence / Vers la plus queer des insurrections]:
« Les rouages du contrôle ont rendu notre existence illégale. Nous avons enduré la criminalisation et la crucifixion de nos corps, de notre sexe, de nos genres indisciplinés. Raids, chasses aux sorcières, bûchers. Nous avons occupé l’espace des déviants, des putes, des pervers, et des abominations. Cette culture nous a rendu criminelLEs, et bien sûr, à notre tour, nous avons dédié nos vies à la criminalité. Dans la criminalisation de nos plaisirs, nous avons trouvé le plaisir inhérent au crime ! Alors qu’on nous déclarait hors-la-loi pour qui nous sommes, nous avons découvert que nous sommes effectivement des putains de hors-la-loi ! Nombreux sont ceux qui accusent les queers d’être responsables du déclin de cette société – et nous en sommes fierEs. Certains croient que nous avons l’intention de réduire cette civilisation et son tissu moral en lambeaux — et ils ont bien raison. On nous décrit souvent comme dépravéEs, décadentEs, et révoltantEs – mais ils n’ont encore rien vu. »
Ce positionnement qui s’approprie, assume, embrasse le négatif implique une conspiration libératrice entre les ennemi.es de la société. Il nous permet d’échapper aux pièges qui se cachent dans chacune des tentatives de construction de contre-narratifs positifs. Il est impossible de nier le potentiel destructeur et anti-social de la queerness sans en même temps venir renforcer l’ordre social. Il est impossible de construire un discours qui s’oppose à la paranoïa anti-queer, qui nous imagine comme des ennemis de Dieu, de l’État et de la Famille, sans en même temps leur reconnaître à chacun une légitimité implicite. L’espoir que des notions progressistes de tolérance et qu’un activisme combatif puisse déconstruire cet imaginaire est l’expression d’un désir d’assimilation dans la société. Même les positionnements queer « anti-assimilation » ou « radicaux » cherchent à nier cette négativité et à faire de la place pour des représentations queers au sein de l’État, ou pour que les queers puissent trouver leur place au sein du capitalisme.
Nous suivrons Edelman tandis qu’il élabore cette idée :
Plutôt que de rejeter, comme le fait le discours de Gauche, cette association de la négativité avec le queer, nous devrions comme je le propose, envisager de l’accepter et même de l’embrasser complètement. Non dans l’espoir de forger ainsi un ordre social plus parfait – un tel espoir, après tout ne ferait que reproduire le mandat contraignant du futurisme, tout comme un tel ordre ne ferait que reproduire de la même manière la négativité associé au queer – mais plutôt de refuser l’insistance de l’espoir lui-même en tant qu’affirmation, laquelle est toujours l’affirmation d’un ordre dont le refus sera toujours reconnu comme impensable, irresponsable et inhumain. Et l’atout de cette affirmation ? C’est toujours la question : si pas ça, alors quoi ? C’est toujours l’exigence de traduire l’insistance, la force pulsionnelle de la négativité dans un point de vue ou une « position » déterminée, que cette même détermination viendrait nier : c’est toujours l’impératif de l’emprisonner dans une forme stable et positive. Quand j’avance donc que nous devrions tenter ce qui est sûrement impossible, renoncer à notre allégeance – aussi nécessaire soit-elle, à une réalité basée sur cette chaîne de Ponzi qu’est le futurisme reproductif – mon intention n’est pas de proposer quelque « bien » qui serait ainsi assuré. Je veux au contraire insister sur le fait que rien, et certainement pas ce que nous appelons au contraire le « bien », ne peux avoir aucune espèce de certitude dans l’ordre du Symbolique. […] nous devrions plutôt voter, de manière imagée, pour « aucune des mentions ci-dessus », pour la suprématie d’un non constant en réponse à la loi du symbolique, qui ferait écho à l’acte fondateur de la Loi, à sa négation auto-constituante.
Une fois de plus, un simple glissement permet d’appliquer cette critique aux discours et aux constructions imaginaires des anarchistes. De nombreuXses anarchistes se sentent obligéEs de répondre aux caractérisations négatives de nos intentions et de nos positionnements. A une farandole d’accusations flatteuses – comme quoi nous sommes des criminel.les nihilistes et violentEs semant le désordre – les adeptes d’un anarchisme positif répondent instinctivement en insistant sur le fait que nous sommes muEs par les idéaux les plus nobles (la démocratie, le consensus, l’équité, la justice), que nous cherchons à créer une société meilleure, que nous sommes non-violentEs, que nous pensons que l’anarchisme est la plus haute forme d’organisation qui soit Encore et toujours, les anarchistes et autres révolutionnaires prêtent allégeance à la société en niant la réalité ou même la possibilité d’être des ennemiEs de l’ordre social
Les concepts de Gauche telles que la réforme, le progrès, la tolérance et la justice sociale se retrouvent toujours confrontés à la dure réalité : à savoir que toute avancée progressiste ne peut qu’amener un système plus sophistiqué de misère et d’exploitation; que la tolérance ne veux rien dire; que la justice est une impossibilité. Les militantEs, autant les progressistes que les révolutionnaires, répondront toujours à notre critique de l’ordre social en demandant que l’on y articule une quelconque sorte d’alternative. Disons le une fois pour toute : nous n’en n’avons aucune à offrir. Face à un système qui intègre de manière ininterrompue tout projet positif en son sein, nous ne pouvons nous permettre d’affirmer ou de proposer de nouvelles alternatives qu’il puisse consommer. Nous devons plutôt prendre conscience que notre tâche est infinie, non pas parce que nous avons tant à construire mais parce que nous avons un monde entier à détruire. Notre vie quotidienne est si saturée et structurée par le capital qu’il est impossible d’imaginer une vie qui vaille le coup d’être vécue, à l’exception d’une vie de révolte.
Nous appréhendons la destruction comme nécessaire, et nous la désirons en abondance. Nous n’avons rien à gagner à avoir honte de ces désirs ou à manquer de confiance en eux. Il ne peut y avoir de liberté à l’ombre des prisons, il ne peut y avoir de communautés humaines dans un contexte marchand, il ne peut y avoir d’auto-détermination sous le règne d’un État.
Ce monde, les polices et armées qui le défendent, les institutions qui le constituent, les architectures qui lui donnent sa forme, les subjectivités qui le peuplent, les dispositifs qui administrent ses fonctions, les écoles qui inscrivent son idéologie, le monde militant qui répond frénétiquement à ses crises, les artères de ses flux et circulations, les denrées qui définissent la vie en son sein, les réseaux de communications qui y prolifèrent, les technologies d’informations qui le surveillent et l’enregistrent – doivent jusqu’au dernier être annihilés dans chacune de leur forme. Se dérober devant cette tâche, rassurer nos ennemiEs de nos bonnes intentions, est la plus crasse des malhonnêtetés. L’anarchie, tout comme la queerness, est la plus puissante sous sa forme négative. Les conceptions positives de ces dernières, quand elles ne sont pas simplement une acceptation silencieuse face à une domination totalisante et sophistiquée en constante évolution, restent désespérément piégées dans un combat avec les détails de sa totalité, combat dont la domination elle-même régit les règles.
Dans Merde au Futur, Edelman, s’approprie et s’attarde sur un concept psychanalytique particulier : la pulsion de mort. En élaborant la relation entretenue entre « la théorie queer et la pulsion de mort », il déploie ce concept pour pouvoir nommer une force qui n’est pas spécifiquement liée à l’identité queer. Il affirme que la pulsion de mort est une éruption constante du désordre existant dans l’ordre symbolique lui-même. Il s’agit de la tendance innommable et inarticulable de toute société à produire les contradictions et les forces qui seront à même de la détruire.
Pour éviter de se faire piéger dans une idéologie lacanienne, nous devons nous dépêcher de nous éloigner d’une grille d’analyse qui, pour comprendre cette pulsion, serait uniquement psychanalytique. Pour l’imaginer d’une autre manière, le marxisme nous promet qu’une crise interne fondamentale au mode de production capitaliste garantie que celui-ci produira de par lui-même sa propre négation. Les traditions messianiques, quant à elles, s’accrochent à la foi en un messie qui émergera un beau jour pour mettre fin aux horreurs de l’histoire. Les élaborations anarchistes les plus romantiques décrivent l’inévitabilité de la révolte des individuEs contre la banalité et l’aliénation de la vie moderne. Le gouvernement cybernétique opère, lui, sur la compréhension que l’illusion de la paix sociale contient une série complexe et imprévisible de risques, catastrophes, contagions, événements et soulèvements à gérer. Malgré leurs idéologies, chacune de ces grilles de lecture contiennent une part de vérité. La pulsion de mort désigne cet élément irréductible et permanent qui a produit et produira toujours de la révolte. Le vivant, la queerness, le chaos, la révolte délibérée, la commune, les ruptures, l’Idée, le sauvage, les troubles oppositionnels avec provocation – on peut donner d’innombrables noms à ce qui échappe à notre capacité de la décrire. Chacune tente de nommer la négation erratique intrinsèque à la société. Elles parviennent presque à théoriser la tendance universelle de toute civilisation à produire sa propre perte.
L’explosion des émeutes urbaines, la prévalence des méthodes de piratage et d’expropriation, la haine du travail, la dysphorie de genre, l’augmentation inexpliquée des attaques violentes contre des policiers, les auto-immolations, les pratiques sexuelles non-reproductives, les sabotages irrationnels, la culture nihiliste hacker, les campements hors-la-loi qui n’existent que pour eux-même : la pulsion de mort se révèle dans chaque moment qui s’écarte de l’ordre social et qui commence à en déchirer le tissu.
Le déploiement symbolique de la queerness mis en place par l’ordre social, est toujours une tentative pour identifier la négativité de la pulsion de mort, pour enfermer son potentiel chaotique dans les confins de tel ou telle subjectivité. C’est en partie parce qu’il affirme que le pouvoir doit créer, puis classifier les subjectivités antagonistes pour qu’il puisse ensuite annihiler tout potentiel subversif à l’intérieur du corps social, que le travail de Foucault est fondamental pour la théorie queer. Homosexuel.les, gangsters, criminel.les, immigrant.es, mères vivant des minimas sociaux, transexuel.les, femmes, jeunes, terroristes, black bloc, communistes, extrémistes : le pouvoir est toujours en train de construire et de définir ses sujets antagonistes qui doivent être géréEs. Après une émeute, quand la fumée se dissipe, les appareils étatiques et médiatiques commencent de manière universelle à replacer de tels événements dans des logiques d’identité, figeant ainsi la fluidité de la révolte en une poignée de positions de sujets à emprisonner, ou bien, de manière plus sinistre, à organiser. Le progressisme, mué par son désir d’inclusion et d’assimilation, place ses espoirs dans la viabilité sociale de ces sujets-là, en leur capacité à participer à la reproduction quotidienne de la société. En se conduisant ainsi, l’idéologie du Progrès fonctionne de manière à piéger le potentiel subversif à l’intérieur de sujets spécifiques. Elle sollicite ensuite l’auto-répudiation de ces sujets du danger qu’iels ont été construitEs pour représenter. Cet élan vers la paix sociale échoue à éliminer la pulsion puisque malgré toute une panoplie de déterminismes, il n’y a pas de sujet qui peut parfaitement et à lui seulE contenir le potentiel de la révolte. La tentative simultanée d’avoir recours à la justice, est elle aussi vouée à l’échec, puisque l’intégration successive de chaque position de sujet à l’intérieur des relations normatives, nécessite que la construction du prochain Autre soit disciplinée ou détruite.
Plutôt qu’un projet progressiste qui viserait à continuellement éradiquer un chaos émergeant au fil du temps, notre projet, situé au seuil du travail d’Edelman, se base sur la négativité persistante de la pulsion de mort. Nous choisissons de ne pas construire une place dans la société pour les queers, car cela transposerait la position structurelle occupée par la queerness à une autre population. Nous nous identifions avec la négativité de la pulsion, et performons donc une dé-identification avec toute identité qui puisse être représentée ou qui puisse implorer des droits.
En se référant à Edelman :
Pour figurer le délitement de la société civile et la pulsion de mort de l’ordre dominant, il ne s’agit pas d’être ou de devenir cette pulsion ; là n’est pas la question. Mais plutôt accéder à cette pulsion figurale signifie reconnaître et refuser les conséquences de la fondation de la réalité sur le déni de la pulsion. Tout comme la pulsion de mort dissout les scléroses de l’identité qui permettent de nous connaître et de survivre tels que nous sommes, le queer doit revenir sans cesse sur le dérèglement, sur la subversion de l’organisation sociale en tant que telle – donc en nous déréglant et en nous subvertissant nous-même, ainsi que nos investissements dans cette organisation. Car la queerité ne peut jamais définir une identité, elle ne pourra que la dérégler. Et donc quand je soutiens comme je suis en train de le faire que le fardeau de la queerité dois moins se trouver dans l’affirmation d’une identité politique oppositionnelle que dans une opposition à la politique en tant que fantasme dominant de la réalisation, dans un futur toujours indéfini, d’identités imaginaires forcloses par notre assujettissement consécutif au signifiant, je ne propose aucune plateforme ou position à partir de laquelle la sexualité queer ou n’importe quel sujet queer pourrait finalement et complètement devenir elleux-mêmes, comme si iels pouvaient réussir à atteindre ainsi une essence de la queerité.
Je suggère plutôt que l’efficacité de la queerité, sa réelle valeur stratégique, réside dans sa résistance à une réalité symbolique qui nous investit comme sujet à la condition que nous nous investissons en elle, en nous accrochant à ses fictions dominantes, à ses sublimations persistantes, comme s’il s’agissait de la réalité elle-même.
Cette queerness négative coupe court à toute compréhension simplifiée de nous-même. Plus encore, elle nous coupe de toute formule toute faite, de toute notion facilement représentable de ce dont on a besoin, de ce que l’on désire, de ce qui doit être fait. Notre queerness n’imagine pas un « soi » cohérent et ne peut donc pas se battre pour que quelque individualité que ce soit puisse trouver sa place au sein de la civilisation. La seule queerness que la sexualité queer puisse jamais espérer atteindre, existerait dans un refus total de toute les tentatives d’intégration symbolique de nos sexualités à l’intérieur de structures gouvernementales et commerciales. Ce refus de la représentation met un terme à tout espoir que l’on puisse placer dans les politiques centrées autour des identités, ou dans des projets d’identité positive. Nous rejetons la foi progressiste en la capacité de nos corps à trouver une place dans l’ordre symbolique. Nous rejetons la foi progressiste qui veut que tout se finisse bien, qu’il suffit d’y croire.
Non, à la place nous voulons :
déchaîner la négativité contre la cohérence de toute image du moi, en nous assujettissant à une loi morale qui évacue le sujet pour le localiser par et dans ce même acte d’évacuation, en permettant la réalisation, ainsi, d’une liberté au-delà des liens de toutes images ou représentation, une liberté qui réside en dernier lieu en rien de plus que dans la capacité à ‘s’avancer dans le vide’.
Une révolte queer qui n’est pas basée sur les identités, qui est irreprésentable, inintelligible sera purement négative, ou elle ne sera pas. De la même manière, un anarchisme insurrectionnel doit embrasser la pulsion de mort pour se dresser contre tous les positivismes qu’offre le monde auquel il s’oppose. On ne peut pas se reposer sur des méthodes qui ont échouées si l’on espère interrompre l’incessante fuite en avant du capital et de son État. Les politiques centrées autour des identités, les plateformes, les organisations formelles, les sous-cultures, les campagnes activistes (qu’elles soient queer ou anarchistes) finiront toujours dans les impasses des identités et des représentations.
Nous devons fuir ces positivismes, ces modèles et expérimenter à la place avec la négativité indéfectible qui repose dans la pulsion de mort.
Edelman ajoute :
« L’immortalité » de la pulsion de mort fait alors référence à une négation persistante qui n’offre l’assurance de rien : ni de l’identité, ni de la survie, ni d’aucune promesse d’un futur. Au lieu de cela elle insiste en tant qu’impossibilité de la fermeture symbolique, sur l’absence de toutE Autre pour affirmer la vérité de l’ordre symbolique, et donc sur le statut illusoire du sens en tant que défense contre la substance auto-anéantissante de la jouissance. La queerité affirme une constante jouissance éruptive qui répond à l’inarticulable réel, à l’impossibilité du rapport sexuel ou même à l’incapacité à signifier la relation entre les sexes. L’existence queer, comme la pulsion de mort, s’avance pour refuser la stase normative, l’immobilité de la sexuation, […] pour saboter les structures mortifiantes qui constituent nos ego en tant qu’ego et elle le fait avec toute la force du Réel dont ces structures échouent à rendre compte. […] La pulsion de mort à la fois échappe à et défait la représentation. […] Les fossoyeur-euses de la société sont celleux qui n’en ont rien à faire du futur.
Nous reviendrons plus en détail sur les concepts de futurité et de jouissance. Pour conclure, nous affirmons qu’un processus insurrectionnel ne peut être qu’une explosion de négativité contre tout ce qui qui nous domine et nous exploite, mais aussi contre tout ce qui nous produit tel que nous sommes.