Zines : 1 – Sauvagerie queer – print | 1 – Sauvagerie queer – read
Traduction en français de Queers Gone Wild, dans le volume 1 de Baedan.
Introduction à la traduction
Sauvagerie Queer (Queers Gone Wild) est le second texte du premier volume du Journal Bædan (Bædan – a journal of queer nihilism, sorti en 2012). Il fait directement suite au Tournant Anti-Social, que nous avons également traduit.. Bien que les deux textes puissent probablement être compris indépendamment, on trouve dans ce qui suit des références à des propos ou concepts davantage développés dans le précédent texte, notamment autour du futurisme reproductif, de l’Enfant ou de la Jouissance. On recommande chaudement de commencer par lire Le Tournant Anti-Social pour pleinement comprendre le texte, mais chacunE son choix. Ce texte a aussi un intérêt en soi pour la relecture qu’il fait d’Hocquenghem et d’autres textes francophones de l’histoire de la théorie queer (tous attribués – parfois à tort – à Hocquenghem dans les traductions anglophones, mais le débat sur leur parenté nous intéresse peu), pour les intégrer à une conception anarchiste.
Les extraits cités ont soit été repris directement de traductions existantes, soit traduits partiellement pour l’occasion lorsqu’une traduction en français n’existait pas, soit remis dans leur version originale pour les textes francophones. La traduction de ce texte vise à diffuser les idées et pratiques qui nous intéressent pour l’anarchisme et le nihilisme, plutôt que de viser à traduire pour l’intérêt littéraire du texte même. Dans cette optique, certaines tournures ont pu être complètement modifiées et certains choix faits, en tentant de garder une perspective globale plutôt que de rester dans une traduction littérale phrase par phrase. Au niveau de ces choix, on mentionnera notamment le fait d’avoir choisi une féminisation et/ou neutrisation sans aucune formalité, cohérence ou règle générale (plus à la vibe qu’autre chose), d’utiliser des majuscules pour certains concepts ou mettre en avant certains mots (ce qui se retrouve sur la Jouissance, le terme étant dans la version anglaise réutilisé directement du français, ce qui ne fait pas le même effet une fois replacé dans un texte en français), dans la réutilisation telle quelle de termes anglais tel que queerness (traduit par queerité dans la traduction du texte d’Edelman, parfois aussi traduit par queeritude, on trouve qu’il marche quand même beaucoup mieux tel quel) ou queer, ou au contraire de traductions peut-être un peu trop littérales de mots qui n’existent peut-être pas en français (le choix notamment de constamment utiliser futur là où ‘avenir’ serait peut-être plus utilisé en bon français). On a aussi essayé de limiter les notes de traduction, malgré l’utilisation excessive de certains concepts psychanalytiques notamment par Edelman ou de difficultés liées à la nature universitaire de certains textes cités, puisqu’on ne se sentait de toute façon pas capables de les expliquer. ChacunE les interprétera comme ielle veut, de sorte à rendre ces concepts plus utiles qu’ils ne le sont dans leur sens et contexte d’origine.
Queers Gone Wild
Ayant de façon exhaustive analysé les travaux de Lee Edelman, notre tâche est de distinguer ce qui est utile à notre projet de ce qui est perdu dans les abîmes du monde universitaire. Si le poids immense de la critique culturelle et de la lecture purement abstraite de Lacan par Edelman peuvent assurément être écartées, c’est le potentiel insurrectionnel de sa pensée que nous voulons arracher de ses livres et utiliser comme outil pour une praxis anti-politique. Pour cela, nous devons explorer le précurseur révolutionnaire queer auquel il est profondément redevable : nous nous tournons alors vers l’œuvre de Guy Hocquenghem.
En plus d’être un écrivain et théoricien queer, Hocquenghem était un révolutionnaire queer qui a participé à la révolte de Mai 68 et fut séduit par les idées radicales de Deleuze et Guattari sur le désir. Après avoir été purgé du Parti Communiste pour son homosexualité, il a rejoint le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) pour devenir le premier pédé à devenir membre de ce groupe de militantes lesbiennes séparatistes. Enfin, il a forgé une critique de la gauche militante et a développé une théorie queer qui ne prévoyait rien de moins que la destruction du capitalisme, de la famille, de l’État et, finalement, de la civilisation. La majorité de son œuvre n’a pas encore été traduite en anglais, et la théorie queer anglophone n’en est qu’appauvrie par son absence. La merveille qu’est son œuvre, en revanche, n’a pas échappé à Edelman, qui cite Hocquenghem parcimonieusement dans Merde au Futur. Bien qu’Edelman n’attribue que quelques belles phrases à Guy, nous soutenons que le projet de négativité queer de Lee est profondément redevable à l’œuvre d’Hocquenghem. La queerness conçue négativement, le refus d’une identité queer réifiée, l’opposition à la succession des générations, la critique de la famille comme structure fondatrice de l’ordre sociale, la critique de la politique, des conceptions d’une Jouissance destructrice : tout cela peut être retrouvé dans la théorie d’Hocquenghem, et sans dilution derrière des couches de blabla universitaire et de mauvais jeux de mots. Nous le vivons comme une horrible tragédie le fait que Guy soit mort du sida avant qu’il ne puisse façonner un corps plus prolifique de théorie queer, et c’est pourtant en sa mémoire que nous entretenons cette flamme.
Capitalisme, la Famille et l’Anus
“Famille, Capitalisme, Anus” est le premier chapitre du plus long ouvrage de l’œuvre d’Hocquenghem à avoir été traduit en anglais, Le désir homosexuel. Dans celui-ci, il expose une conception des structures fondatrices du capitalisme en préface de sa conception d’une queerness qui pourrait détruire ces structures. La conception du capitalisme d’Hocquenghem doit beaucoup aux thèses de ses contemporains, Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans leur ouvrage L’Anti-Œdipe. Il élabore à leur suite que l’entièreté de la société capitaliste est reproduite à travers le rapport spécifique de la famille – nommément, le rapport œdipien. Ce concept est utilisé pour décrire la façon dont le capital doit réagir à la désintégration fondamentale intrinsèque à son règne. Tandis que le processus d’accumulation arrache corps et vies aux contextes qui leur donnent du sens et les moyens de subvenir à leurs propres besoins, le rapport œdipien de la famille fonctionne en capturant le chaos de ce démêlage afin de réorienter les vies humaines dans le dispositif de reproduction :
La famille est ainsi construite comme une unité artificielle re-territorialisée où le contrôle social a été déplacé et dans laquelle des formes d’organisation sociale peuvent être reproduites. Le père devient un despote familial, et la mère, par exemple, une image de la terre et du pays. Ainsi, l’individuE privatiséE que la psychanalyse étudie dans l’unité familiale œdipienne est une construction artificielle, dont la fonction sociale est de piéger et contrôler le désordre qui hante la vie sociale sous le capitalisme.
Nous avons déjà longuement exploré l’ordre Symbolique que la famille a vocation à défendre, mais il vaut le coup de développer que la famille est une forme capitaliste qui est construite pour fonctionne comme l’élément de base de l’ordre sociale. La discipline, la valeur travaille, le devoir, la loi, la morale, la distinction de genre, la sexualité, et, bien sûr, la futurité sont toutes inscrites dans les corps des enfants à travers les rouages de la matrice familiale. Dans l’extrait suivant d’Hocquenghem, on voit l’origine de toute la thèse d’Edelman sur le lien intrinsèque entre la famille et le futurisme reproductif :
Devenir papa à son tour est pour l’ancien enfant transmettre Œdipe à ses successeurs comme un flambeau de la civilisation, prendre place dans la grande filiation de l’Humanité. L’absolue nécessité qu’Œdipe se reproduise – et non produise – explique que les conflits que connaît l’enfant par opposition à l’image paternelle se résolvent en définitive par la substitution réelle au père, par la fondation d’un nouvelle famille : en vérité, le progrès de la société repose d’une façon générale sur cette opposition des deux générations.
Nous suivrons Hocquenghem en affirmant que la civilisation, et la société de classe qui en est le contenu, dépend complètement de la reproduction successive de l’unité familiale afin d’inséminer ses valeurs aux générations futures. L’ordre social renaît dans le corps de chaque enfant, il est transmis de parent à sa descendance dans un mouvement sans-fin vers l’avant. C’est aussi ici que l’on peut localiser la source non-citée des thèses d’Edelman sur la figure de l’homosexualité qui doit terroriser ce fantasme familial :
La névrose homosexuelle est l’effet en retour de la menace que fait peser le désir homosexuel sur la reproduction œdipienne. Le désir homosexuel est […] la terreur des familles en ce qu’il produit sans se reproduire. Aussi faut-il que chaque homosexuel se ressente comme une fin de race, l’achèvement d’un processus dont il n’est pas responsable et qui s’arrête à lui. […] L’homosexuel ne peut être qu’un dégénéré, puisqu’il n’engendre pas, une artistique fin de race. […] L’homosexualité est conçue comme une névrose régressive, tout entière tournée vers le passé, incapable de regarder en face l’avenir d’adulte et de papa tracé à chaque individu de sexe masculin.
Cette terreur est la base de ce qu’Edelman décrit comme le fantasme sous-tendant la paranoïa anti-queer : ce complexe d’effroi et de désir si profondément lié à la sexualité queer, que des corps puissent découvrir des modes de rapports sexuels qui ne produisent pas l’Enfant et ne soient pas préoccupés par la reproduction de l’ordre social à travers son petit corps. Pour Hocquenghem, l’homosexualité n’est ni une identité cohérente ni une communauté, mais plutôt une catégorie sociale créée pour capturer tous les désirs polymorphes et queers qui ne s’adaptent pas parfaitement à la forme sociale de la Famille. La queerness finit par représenter le fantasme fourre-tout pour tous les cauchemars innommables qui hantent l’ordre social capitaliste.
Hocquenghem décrit un impérialisme de la société grandissant qui fonctionne en attribuant un statut social et une définition à toute chose, même ce qui ne peut être classifié. Et, ainsi, les désirs polymorphiques et destructeurs qui se tapissent au cœur des rapports sociaux sont capturés en une identité spécifique plutôt qu’être un potentiel qui pourrait séduire ou enchanter n’importe quel corps :
Le capitalisme, dans son utilisation nécessaire de l’Œdipalisation, produit des homosexuels comme il produit des prolétaires, et ce qui est manufacturé est une catégorie de répression psychologique. […] Cela équivaut à une re-territorialisation perverse, un effort massif pour reprendre le contrôle social dans un monde qui tend vers le désordre et le décodage.
Ce désordre que l’homosexualité est appelée à symboliser est plus profond que ce qui affecte la reproduction œdipienne. Au delà de la Famille comme unité capitaliste, Hocquenghem décrit aussi la manière particulière dont l’individuE est construitE en tant que sujet du capital et de la famille. Pour Hocquenghem, l’individuE est intrinsèquement prisE dans ce qu’il appelle la privatisation de l’anus. Il décrit l’anus comme la partie secrète, honteuse et abjecte de chaque corps autour de laquelle doit se former la subjectivité individuelle. Il marque la véritable frontière corporelle qui sépare les individuEs humainEs les unEs des autres.
Le stade anal est celui de la constitution de la personne, explique Freud. Il n’y a plus de fonction désirante de l’anus parce que toutes ses fonctions sont désormais excrémentielles, c’est-à-dire avant tout privées. Le grand décodage capitaliste s’accompagne de la constitution de l’individu, et l’argent qui doit être possédé personnellement pour pouvoir circuler est bien lié à l’anus puisque l’anus est le plus intime de l’individu. La constitution de la personne privée, individuelle, et pudique est « de l’anus ». La constitution de la personne publique est « du phallus ». […]
Chaque homme a un anus, bien à lui, au plus profond et au plus caché de sa personne. L’anus n’est pas en relation sociale, puisqu’il constitue précisément l’individu et permet par là même la division entre société et individu. […] Réinvestir collectivement et libidinalement l’anus est affaiblir d’autant le grand signifiant phallique qui nous domine quotidiennement dans les petites hiérarchies familiales comme dans les grandes hiérarchies sociales. L’opération désirante la moins acceptable parce que la plus fortement désublimante est celle qui se porte sur l’anus.
Pour Guy, l’importance psychique de l’anus dans la construction de soi est précisément pourquoi le désir homosexuel fait le lien entre la destruction de la futurité dans la famille et l’autodestruction incarnée dans la Jouissance. Se faire enculer, c’est saboter l’intégrité du corps à travers laquelle l’individuE et son domaine du privé sont construits. Hocquenghem revendique la déprivatisation de l’anus et la formation de ce qu’il nomme ‘groupalisation de l’anus’ – des formes de collectivité sexuelle qui détruisent la Famille et ne servent aucun intérêt dans le futur de l’ordre social. Par la groupalisation du désir anal, des formations queers sont capables de saboter tous les fantasmes psychiques qui sont au cœur de l’ordre civilisé.
Extrait de la préface du désir homosexuel par Jeffrey Weeks [NdT : ainsi que du texte d’Hocquenghem lui-même] :
Il affirme que puisque l’anus a été privatisé par la domination capitaliste/phallique, nous devons en faire la groupalisation, ce qui signifie, en pratique, rejeter la notion individualisée de l’homosexualité comme problème. Les homosexuel-les pratiquant-es sont celleux qui ont raté leur sublimation, qui, alors, peuvent et doivent concevoir leurs rapports d’une autre manière. Ainsi, quand les homosexuel-les en tant que groupe rejettent publiquement leurs labels, iels rejettent en réalité Œdipe, rejetant l’emprisonnement artificiel du désir, rejetant la sexualité centrée sur le Phallus. […]
Il affirme que lorsque l’anus retrouve ses fonctions désirantes, quand les lois et règles disparaissent, des jouissances de groupe apparaîtront sans la différence sacrée entre le public et le privé, le social et l’individuel. Et Hocquenghem voit des traces de ce communisme sexuel dans les institutions de la sous-culture gay [NdT : ghetto homosexuel chez Hocquenghem], où règnent l’éparpillement ou la promiscuité, représentant la sexualité polymorphe en action. […]
Rater sa sublimation est simplement concevoir les rapports sociaux d’une autre manière. A la limite, quand l’anus retrouve sa fonction désirante, quand les branchements d’organes se font sans loi ni règle, le groupe jouit dans une sorte de rapport immédiat d’où disparaît la sacro-sainte différence du public et du privé, de l’individuel et du social. Et peut-être pourrait-on trouver un indice de cet état d’un communisme sexuel primaire dans certaines des institutions, en dépit de toutes les répressions et de toutes les reconstructions coupables dont elles sont l’objet, du ghetto homosexuel : on pense ici aux bains de vapeur, lieu célèbre où se branchent anonymement les désirs homosexuels, en dépit de la crainte d’une présence policière toujours possible.
Les Parasites de la Société
Tournons-nous brièvement vers un autre texte d’Hocquenghem : Les Culs Énergumènes [NdT: la parenté du texte, publié anonymement dans « 3 Milliards de Pervers », est ici attribuée à Guy Hocquenghem, à la suite de la traduction anglaise, mais celle-ci est plutôt remise en question]. Dans celui-ci, il fait une critique de la Gauche (communiste et homosexuelle) et qui est toujours applicable aux diverses formations politiques révolutionnaires et de gauche qui existent de nos jours.
Une déclaration simple mais pourtant cruciale est que “se borner à demander la reconnaissance d’une homosexualité [telle qu’elle est déjà], c’est du réformisme.” Cette simple ligne met en avant tout notre refus des politiques de l’identité et de la quête pour l’intelligibilité de laquelle elles se préoccupent exclusivement.
Il continue :
De même que le mouvement de libération des femmes dont elle s’est inspirée, la revendication homosexuelle révolutionnaire a émergé dans la mouvance du gauchisme et on peut dire que pareillement elle l’a traumatisé au point de contribuer à se débâcle. Mais en même temps qu’ils cassaient le gauchisme en révélant sa morphologie phallocentrique et sa censure à l’égard des sexualités marginales (et même de la sexualité tout court), ces mouvements autonomes, malgré leur refus de toute hiérarchisation, continuaient et continuent à charrier les réflexes conditionnés du secteur politique qui les a produits : la logomachie, le remplacement du désir par la mythologie de la lutte […]
La politique, même une politique queer, doit toujours être basée sur le sacrifice du désir au service et en représentation de telle ou telle lutte. Pour Hocquenghem, les structures militantes et les organisations activistes font tout autant partie des prison auto-constituées qu’il dénonce. Il écrit : “On aurait pu espérer que l’irruption de l’homosexualité allait arracher le militantisme classique au non-désir, lui faire une injection d’épicurisme et créer une véritable fête des complicités désirantes, mais ç’eut été compter sans la mauvaise conscience des homosexuels : il faut bien avouer que le feu de paille a été très court.”
Nous aurions tort d’appliquer cette remarque uniquement aux activités des groupes militants LGBT mainstream. La limite fondamentale du militantisme politique est applicable aux militantEs queers ou anarchistes les plus radicaux-les. Le militantisme et l’activisme ne peuvent garantir qu’un court feu-de-paille, qui ne pourra jamais entretenir les flammes d’une pulsion inintelligible de queerness et d’anarchie. Guy dit des militantEs que “[iels] figent l’événement en rôle,” et que “les militants des mouvements homosexuels tendent tout naturellement à se transformer en spécialistes de l’homosexualité, aux côtés des psychiatres et des assistantes sociales.”
Il continue :
Le gauchisme est passé par là et le gauchisme dessèche tout ce qu’il touche. Tout ce qui vient du gauchisme reste imprégné de terrorisme et de sectarité. Dans la hantise de manquer à l’évangile ou au contre-évangile tacite qui est censé réunir les individus en présence, on se sent toujours dans ce milieu, et malgré soi, l’élève ou le professeur du dernier qui vient de parler. A la limite, la volonté de déconstruction des rapports de forces, le guet ininterrompu des rapports de forces aboutit à créer un rapport de forces supplémentaire et hallucinatoire. Certes, il y a bien eu et il y a encore, au sein du FHAR, des tentatives de rejet de tout cet appareillage de type persécuté-persécuteur, mais pas plus qu’ailleurs l’abcès n’a été vidé. C’est les corps collectif des pédés révolutionnaires qui est aujourd’hui vidé, exsangue, hors d’usage, et cela s’est passé encore plus vite qu’avec les autres groupes gauchistes.
Tandis qu’il situe sa critique à travers sa propre expérience au sein du FHAR, chacunE peut probablement penser à des mauvais investissements de notre propre énergie dans des groupes révolutionnaires similaires, et la façon dont un tel engagement s’accompagne inévitablement d’un burn-out. Si l’on doit constamment résister aux sentiments de vide, d’inertie et d’inutilité, il faut prêter une attention particulière aux domaines d’activités dans lesquels l’on s’engage, et tenter de localiser les formes vampiriques qui épuisent notre énergie. On s’apercevra sans aucun doute que cet ennui déprimant se retrouve dans une dynamique où les joyeuses expérimentations du désir sont assujetties à l’appel sacrificiel de « la lutte ».
Dans son style caractéristique empli de sous-entendus, Guy s’attaque à l’anxiété qui caractérise le militantisme :
Ce n’est ni joueur ni jouisseur un gauchiste, c’est taraudeur, et autant ceux qui prétendent libérer l’homosexualité que ceux qui prétendent libérer le prolétariat. Ça n’est jamais bouleversé un gauchiste, ça se garde toujours pour une autre fois. Ça ne met pas le temps avec soi, un gauchiste. C’est pressé. Ça produit de la vitesse partout afin de vous rendre hystérique ou pétrifié. Et ce n’est même pas la vitesse qui vous propulse ailleurs, loin, tout étonné d’avoir fait tant de chemin, d’avoir changé de regard ou de pensée. Non c’est plutôt la précipitation du singe qui gratte toujours au même endroit jusqu’à s’ouvrir une plaie.
La personne décrite est située dans l’emprise terrorisante qu’à le Futur sur les militantEs. Parce qu’un meilleur lendemain requiert une quantité énorme de « bon travail » aujourd’hui, les militantEs de Gauche de tout genre sont emprisonnéEs dans une anxiété d’activité sans-fin, mais ne se rapprochent jamais de leurs utopies fuyantes. Le fait que la révolution soit un horizon si proche et qu’elle nous échappe pourtant signifie que nous ne pouvons pas nous permettre les pratiques immatures et irresponsables de la Jouissance qui pourraient nous détourner de la noble lutte à mener. L’idéologie de Gauche est véritablement une mort vivante pour toustes celleux qu’elle séduit. Les militantEs de Gauche soutiennent que nous devons détruire les rapports de pouvoir, et pourtant iels ne remettent pas en question le rapport de pouvoir du futurisme reproductif qui nécessite un projet sans-fin d’autodiscipline et de self-control.
Hocquenghem revendique un projet insurrectionnel basé sur la joie, à l’opposé de cette lutte acharnée. “C’est curieux comme,” il écrit, “lorsque l’on parle de joie, les révolutionnaires de profession n’entendent que ce que les églises ou les idéologies ont mis dessous.” Nous ne sommes pas des révolutionnaires professionnel-les, ni des prophètes sans-joie intéresséEs par la propagation d’une idéologie. Nous devons plutôt nous fixer comme objectif des pratiques de joie et de Jouissance qui résonnent pour déchaîner une contagion insurrectionnelle.
Hocquenghem à son meilleur :
Parasites de la société, il faudra bien que tous les révolutionnaires le deviennent, et de plus en plus d’une façon qui sera qualifiée d’irresponsable, ou sinon ils seront encore des chevaliers d’une moralité ou d’une autre. Notre énergie se consacre à la destruction de l’animal qui nous nourrit […]
Seul un tel projet de parasitisme pourrait résister aux impasses de la frénésie activiste et de l’escalade militante. Nous devons vivre, lutter et prendre plaisir aux dépens de nos ennemis. Un tel projet est queer au sens qu’il s’éloigne des sentiers battus et refuse la spécialisation et la captivité au temps inhérentes au militantisme.
Désir incivilisé
Dans l’œuvre d’Hocquenghem, le potentiel négatif de la queerness est intrinsèquement lié à sa conception du désir. Dans Le désir homosexuel, il l’exprime ainsi :
S’il y a dans l’image homosexuelle un nœud complexe de désir et de crainte, si l’évocation du fantasme homosexuel est plus que toute autre obscène et en même temps excitante, si l’on ne peut apparaître en un endroit comme homosexuel sans que les familles s’émeuvent et entraînent leurs enfants à l’écart, sans qu’une relation d’horreur et de désir s’instaure, c’est bien qu’il y a pour nous autres Occidentaux du XXe siècle une intime relation entre le désir et l’homosexualité. L’homosexualité manifeste quelque chose du désir qui n’apparaît pas ailleurs, et ce quelque chose n’est pas simplement l’acte sexuel accompli avec une personne du même sexe.
Le désir, pas spécifiquement celui homosexuel, est la tendance au sein de la société qui entraîne aussi sa perte (undoing). Le désir est le débordement polymorphe et pervers qui refuse d’être capturé dans la reproduction œdipienne ou enfermé dans l’identité. La queerness, dans son association au désir, nomme la négativité qui est le cauchemar de l’ordre social.
Le désir ne peut alors être réduit ni à l’attraction ni à l’orientation sexuelle. Le désir est un champ chaotique qui échappe à la représentation, et, ainsi, le champ répressif du désir normatif ne peut le désigner que par les figures de celleux dont les pratiques sexuelles sont en-dehors de sa matrice d’intelligibilité. Le danger et la peur associées à la queerness sont en rapport avec cette impensabilité.
Extrait de l’introduction du Désir homosexuel par Jeffrey Weeks :
L’objectif est de trouver des formes non-aliénées d’action sociale radicale, et elles ne peuvent être les structures centralisées traditionnelles (particulièrement de la classe ouvrière) puisque celles-ci, aussi, sont complices du capitalisme. Le modèle de modes [d’action] alternatifs a été fourni par les formes d’activité spontanées développées en France en 68, fusions du désir qui échappe à la force d’emprisonnement de la norme. La schizo-analyse offre une alternative : le schizophrène n’est pas révolutionnaire, mais le potentiel schizophrène est le potentiel de révolution, et la révolution peut seulement être réalisée dans l’activité des groupes autonomes et spontanés, hors de l’ordre social. Le résultat, qui est central au projet d’Hocquenghem, est un culte des excluEs et marginaux-les comme le véritable matériau de la transformation sociale.
De cette analyse, on peut établir des rapprochements importants entre le projet d’Hocquenghem et le projet anarchiste insurrectionnel tel que nous le concevons. L’entrelacement des désirs des groupes autonomes dans le processus de lutte est exactement ce que l’on comprend comme étant un processus insurrectionnel. Pas le développement massifié d’un parti, mais plutôt la multiplication et diffusion de groupalisations de l’anus. C’est seulement en évitant les vieilles formes d’organisations ‘révolutionnaires’ ou ‘ouvrières’ que nous pouvons déjouer les pièges qui sont tendus par la récupération. S’orienter autour du désir et poursuivre la ‘jouissance du présent’ reviendrait à désavouer les idéologies progressives de réforme, d’inclusion, de construction du mouvement, ou de changement graduel.
L’homosexuel ne cherche pas une adaptation pacifique et harmonieuse à la société et sa tendance expansive… le mène sur le chemin d’une lutte incessante… En un mot l’homosexuel ne s’est pas développé pour devenir un partenaire de la société humaine. On entend bien entendu ici société humaine sur le modèle freudien, où l’homosexualité ne trouvera sa place que sur le mode œdipien sublimé. D’autre part, l’homosexuel indique la possibilité d’une autre forme de relation qu’on osera à peine appeler société.
Bien que les tendances assimilationnistes du mouvement homosexuel ont certainement prouvés qu’il n’y avait rien d’intrinsèquement radical ou anti-social à l’homosexualité, Hocquenghem s’efforce ici de décrire une tendance spécifique, au sein du mouvement, qui a échappé à la représentation. Nous pourrions l’appeler le Réel de la négativité si étroitement liée à la queerness, le désir pour le désordre caché dans l’ordre social lui-même. Les relations antisociales tirant leur potentiel de la queerness pourraient être comprises comme le potentiel de mouvements autonomes contre la société.
L’apparition de ce qu’on appelle « les mouvements autonomes », les mouvements qui refusent la loi du Signifiant, plus encore qu’ils ne donnent à eux-mêmes une loi, a bouleversé ce monde politique. La confusion y est extrême au sens où les liens entre ces situations désirantes ne se font pas sur le modèle de la logique signifiant-signifié, mais plutôt sur celui de la logique de l’événement. Aussi est-il vain de vouloir penser les rapports entre ces mouvements en termes rationnels et stratégiques. Il est incompréhensible qu’un mouvement comme le FHAR [NdT : « le mouvement gay » dans la traduction anglaise] apparaisse intimement lié aux mouvements écologiques. Et pourtant c’est. Au niveau du désir, l’automobile et l’hétérosexualité familiale ne sont qu’un même ennemi, quoique ce soit inexprimable dans la logique politique.
Hocquenghem exprime parfaitement ici la manière dont le désir est lié à un refus du futur, une critique purement négative, et une praxis anti-politique. La politique ne peut rationnellement expliquer pourquoi l’automobile et la famille sont le même ennemi de la queerness. Et pourtant, pour nous, il est parfaitement évident pourquoi ces dispositifs, et littéralement tous les autres dispositifs de la société moderne, doivent être anéantis. La politique manque d’un moyen d’exprimer ce désir destructeur, seule une anti-politique peut élaborer un processus à travers lequel le désir queer peut être matérialisé contre l’arrangement matériel de l’ordre social. La voiture, la famille, l’école, la prison, la boutique, l’infrastructure de surveillance : chacune est une expression d’une civilisation, face à laquelle notre désir le plus puissant est son anéantissement. Pour lui, la dé-faite (undoing) de la civilisation doit être reliée à un mouvement fondé sur l’incontrôlabilité du désir.
Hocquenghem, de nouveau :
Les mouvements homosexuels apparaissent comme fondamentalement anti-civilisés, et ce n’est pas sans raison que plus d’un y verra avec la fin de la reproduction, la fin de l’espèce humaine. Il ne s’agit même pas de savoir si, à la lutte des classes, on pourrait substituer une lutte de civilisation qui présenterait l’avantage d’ajouter à la lutte politique et économique une lutte culturelle et sexuelle. Ce supplément-là remet en question le concept même de civilisation, et il faut revenir avec Fourier à l’idée d’une lutte contre la civilisation comme succession œdipienne des générations. La civilisation constitue la grille d’interprétation par lequel le désir se transforme en force de cohésion. Les mouvements ouvriers « sauvages », c’est-à-dire ceux qui se déroulent en dehors des cadres politiques communément admis, sans revendications et sans même de volonté de prendre le pouvoir, participent de la désagrégation de cette cohérence. Le gauchisme le plus honnête assignera à ces mouvements « sauvages » comme manque le désir d’une autre société ; c’est déjà trop que de croire que le sauvage est à sa manière un futur civilisé comme l’enfant est un futur adulte. Le mouvement homosexuel est sauvage en ce qu’il n’est pas le signifiant de ce quelque chose d’autre que serait une nouvelle « organisation sociale », une nouvelle étape de l’humanité civilisée, mais la faille dans ce que Fourier appelle « le système de la fausseté des amours civilisées » : l’indication que la civilisation est le piège où se prend le désir. […] La grande peur de l’homosexualité s’exprime par la peur que s’arrête la succession des générations qui fondent la civilisation. Le désir homosexuel n’est pas plus du côté de la mort que du côté de la vie, il est bien l’assassin des moi civilisés.
Et c’est ici, longtemps avant qu’Edelman commence à écrire, que l’on retrouve le lien vital entre le fantasme de la futurité, la construction d’un moi cohérent, et leur intersection dans le futurisme reproductif. S’opposer au futurisme reproductif, et à la reproduction de l’ordre social à travers la succession sans-fin des génération, revient à vouloir la fin de la civilisation, ainsi que des sujets qui la composent. Cette destruction doit être trouvée en la dégénération et la désintégration des structures sociales dans les formations queers qui existent dans leur poursuite constante de la Jouissance sans se soucier du futur. La prolifération de ces groupes autonomes queers ne préfigure pas un monde meilleur ; ces groupalisations du désir peuvent uniquement confronter la civilisation en tant que force négative, anti-politique, sauvage.
Cela trouve écho avec Susan Stryker dans “My Words to Victor Frankenstein”:
Bien que nous renoncions au privilège du naturel, nous ne sommes pas découragé.e.s, car nous nous allions plutôt au chaos et à la noirceur (blackness) d’où la Nature elle-même jaillit. Si tel est votre chemin, comme c’est le mien, laissez-moi vous offrir quelque réconfort, si vous pouvez en trouver dans cette bénédiction monstrueuse : puissiez-vous découvrir le pouvoir vivifiant de l’obscurité en vous. Qu’il nourrisse votre rage.
Notre position queer contre la civilisation n’est pas fondée sur une quelconque notion du naturel. Celle-ci est éternellement vouée, comme nous le sommes, à signifier l’extérieur de tout ordre naturel idéalisé. Les queers doivent toujours représenter ces types d’êtres non-régénératif.ves et non-productif.ves qui n’ont aucune place dans un ordre naturel. Notre lutte ne consiste pas non plus à prouver la légitimité ou à tenter de naturaliser la queerness. La Nature elle-même est une catégorie disciplinaire de la civilisation utilisée pour définir et classifier la vie sauvage. Comme insiste Stryker, nous nous allierons plutôt au ‘chaos et à l’obscurité’ (darkness) d’où la nature elle-même jaillit. Ce chaos et cette obscurité sont la même force inintelligible qu’Hocquenghem appelle désir homosexuel et qu’Edelman appelle la pulsion de mort. Nous nous situons dans le déversement de ce même chaos qui promet la ruine (undoing) de la civilisation.
Le Corps et le Langage
De la même façon que nous avons montré ce que doit la critique d’Edelman à Hocquenghem par rapport à son refus de la politique et de la positivité, il est tout aussi important de démontrer les façons dont il s’appuie sur la critique par Hocquenghem du langage à travers le prisme de la Jouissance. Quand Edelman critique la logique de l’intelligibilité en politique, c’est en réalité une lecture plutôt superficielle de la critique plus profonde et générale du langage par Hocquenghem. Pour Guy, le langage est un dispositif au sein duquel le désir est pris au piège et qui doit toujours échouer dans son projet de représentation. C’est dans ce contexte que l’on peut davantage explorer la relation entre ces idées et la pensée anti-civilisationnelle.
Dans Les Culs Énergumènes, Hocquenghem déploie la Jouissance à la fois comme ce qui échappe à la représentation dans le langage et comme la force qui peut interrompre la domination du langage sur la vie. Il commence le texte avec un court préavis :
Commençons par admettre que tout ce qui suit s’adresse uniquement aux individus avec lesquels il y a obstacle à ce que je fasse l’amour. Pour les autres que ceux-là, la festivité des corps réduit la parole à n’être plus que la servante des corps. Cette précision n’est pas inutile : on ne parle du sexe qu’avec ceux en face de qui on répugne à lui faire sa place ou qui prétendent pareillement n’avoir pas de désir à votre égard.
Avec cette réserve, il insiste sur l’incapacité fondamentale du langage à capturer la forme de lutte corporelle qu’il préconise. A sa suite, notre lutte doit aussi partir de cette disjonction. Nous usons du langage seulement dans la mesure où nous pouvons le déployer au service du corps. Nous parlons, nous posons des mots sur le papier afin de faire un clin d’œil à celleux avec qui nous n’avons pas encore pu ou ne pouvons actuellement pas conspirer dans la pratique de la Jouissance. Si le sexe est indicible, cela n’exclut cependant pas que la parole soit un moyen sexuel. Pour nos co-conspirateurices, celleux avec qui nous avons partagé des expériences indescriptibles, ces mots ne peuvent qu’approcher la réalité de notre projet, ils ne peuvent servir que de faibles rappels d’une alliance que nous menons dans la poursuite de la sauvagerie (wildness). Pour le reste, il y a la séduction.
Hocquenghem accuse tous les discours ‘radicaux’ existants de prendre le parti de cette disjonction fondamentale entre le corps et toute tentative de capturer sa lutte au sein de langage :
Dans le matérialisme dialectique, comme dans la psychanalyse, le matériau est le non-corps. Les luttes pour le retour du corps sont tellement contaminées par le non-corps, qu’en parlant du corps, elles accentuent encore son exil. On oublie que le contenu de la parole n’est que le contenant de notre univers.
Plusieurs fois le long du texte, il implore ses lecteurices de se libérer de la tyrannie du langage, “de leur faire dire de tout leur corps plutôt qu’avec des mots, ou de vivre la corporalité au lieu de parler la sexualité.” Il pose la question : “quand parviendrons-nous à briser le pouvoir des mots par le mouvoir des peaux ?”
Cette contradiction entre le corps et le langage n’est pas unique à la pensée d’Hocquenghem. Revenons au livre de Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, où elle historise cette contradiction et la situe dans le processus de domestication des êtres humainEs. Elle affirme que “[l’]une des conditions préalables au développement capitaliste fut le processus que Michel Foucault a défini comme la « disciplinarisation du corps », qui de mon point de vue consistait en une tentative de la part de l’État et de l’Église de transformer les capacités individuelles en force de travail.”
Elle soutient que le processus de disciplinarisation du corps a pris la forme d’un conflit entre la raison et les passions du corps :
Le résultat est une réminiscence des escarmouches médiévales entre anges et démons pour la possession de l’âme du défunt. Mais le conflit est désormais mis en scène à l’intérieur de la personne, alors reconstruite comme champ de bataille où s’affrontent pour sa domination des éléments opposés. D’un côté sont les « forces de la raison » : parcimonie, prudence, sens de la responsabilité, contrôle de soi, de l’autre les « vils instincts du corps » : obscénité, oisiveté, dissipation systématique des énergies vitales. La bataille se mène sur plusieurs fronts car la raison doit être vigilante contre les attaques du moi charnel et prévenir « la sagesse de la chair » (dans les mots de Luther) de toute corruption aux pouvoirs de l’esprit. En dernière instance, la personne devient le terrain d’une guerre de tous contre tous.
D’autres ont décrit cette ‘guerre de tous contre tous’ comme la condition fondamentale de la guerre civile omniprésente qui fait rage en permanence, imprégnant l’ordre social et interrompant le mythe de la paix sociale. Ce récit est plutôt similaire à une conception de la queerness développée par Hocquenghem et plus tard élaborée par Edelman, qui conçoit la queerness comme une violence omniprésente, un potentiel dont tout corps est capable. Si nous suivons Federici pour comprendre le conflit entre la Raison (et son serviteur : le langage) et la Passion du corps, nous pouvons localiser la queerness comme une force partisane dans cette bataille. Federici continue :
Ce conflit entre la raison et le corps, décrit par les philosophes comme une confrontation déchaînée entre les « supérieurs » et les « inférieurs » […] La bataille que le discours du XVIIe siècle sur la personne imagine se déployer dans le microcosme individuel a sans doute son fondement dans la réalité de cette période. C’est un aspect de ce procès de refonte sociale plus large, par lequel, à « l’ère de la Raison », la bourgeoisie montante s’essaye à remodeler les classes subordonnées en conformité avec les besoins de l’économie capitaliste en développement. […] la bourgeoisie s’est engagée dans cette bataille contre le corps, devenue sa marque historique […] la réforme du corps est au cœur de l’éthique bourgeoise parce que le capitalisme fait de l’acquisition « la finalité de [la] vie», au lieu d’en faire un moyen pour la satisfaction de nos besoins ; elle nécessite ainsi que nous abandonnions tout plaisir spontané de vivre.
Cela nous rappelle l’explication de la Jouissance par Hocquenghem comme “jouir du présent.” L’historicisme de Federici offre, de manière tentante, une structure historico-matérielle pour l’ensemble de notre critique. La lutte désespérée des corps contre le futur et en quête de Jouissance est la même lutte qui s’oppose au développement capitaliste depuis le début. La conquête de la Raison sur la Passion correspond à la domination de l’ordre bourgeois sur le corps rebelle qui, précisément parce qu’il s’agit de la même lutte, se manifeste dans chaque corps.
Le corps, vidé de ses forces occultes, pouvait être « pris dans un système d’assujettissement » par lequel son comportement pouvait être « calculé, organisé, techniquement réfléchi » et investi de rapports de pouvoir. […] la transformation du corps en machine-travail, [fut] une des principales tâches de l’accumulation primitive. […] Tout comme la terre, le corps devait être cultivé et en premier lieu disloqué, de sorte qu’il révèle ses trésors cachés. Pour autant que le corps est la condition d’existence de la force de travail, il en est aussi la limite, en tant qu’élément principal de résistance à sa dépense. Il était par conséquent insuffisant de décider qu’en lui-même, le corps n’avait aucune valeur. Le corps se devait de mourir pour que vive la force de travail.
Federici décrit comment cette guerre disciplinaire a été menée afin de séparer les corps de leur capacité de Jouissance, afin de les commodifier comme force de travail.
En transformant le travail en marchandise, le capitalisme pousse les travailleurs à soumettre leur activité à un ordre extérieur sur lequel ils n’ont aucun contrôle et avec lequel ils ne peuvent s’identifier. De la sorte, le procès de travail devient un terrain d’autoaliénation […] Ce qui conduit également au sentiment de dissociation d’avec son corps, lequel devient réifié, se réduisant à un objet avec lequel la personne cesse de s’identifier immédiatement.
C’est cette dissociation fondamentale, située dans le processus d’accumulation primitive qu’elle affirme être le fondement de notre aliénation contemporaine de nos corps, de notre asservissement terminal à l’abstraction et au langage.
Federici explique que la violence disciplinaire s’est toujours concentrée sur l’éradication des formes non-productives d’existence :
La violence de la classe dominante visait à une transformation radicale de la personne, cherchait à éradiquer du prolétariat tout comportement résistant à l’introduction d’une discipline au travail plus stricte. […] La nudité [fut] pénalisée, tout comme bien d’autres formes «improductives » de sexualité et de sociabilité.
Nous voyons ici que la tyrannie de l’Enfant est située à travers le temps et ancrée dans le langage lui-même. L’attaque du corps par la Raison et le Langage a toujours été sous-tendue par la volonté d’éliminer tous les désirs et potentiels non productifs. Le futurisme reproductif devient alors le cadre à travers lequel certaines formes de participation sociale sont militairement imposées tandis que d’autres sont éradiquées.
L’approche militariste et scientifique de la disciplinarisation du corps fonctionne à travers la capture du corps dans le langage. Federici soutient que “dans la philosophie mécaniste, on perçoit le nouvel esprit bourgeois qui calcule, classe, distingue et dégrade le corps dans le seul but de rationaliser ses capacités, ne visant pas seulement à intensifier sa sujétion, mais à maximiser son utilité sociale.” Les institutions linguistiques et discursives de l’Identité et de la Sexualité fonctionnent ici aux côtés de tous les autre dispositifs de racialisation et de genrage (gendering) qui encodent des corps aliénés avec des valeurs et des fonctions particulières – les valeurs et fonctions qui servent à reproduire la société dans chaque corps et dans chaque instant. Federici soutient que cela est nécessaire pour le régime de tout futur capitaliste.
Du point de vue capitaliste […] le futur pouvait être prédit pour autant que la régularité et l’immutabilité du système était assurée, pour autant que le futur soit comme le passé et qu’aucun changement majeur, aucune révolution, ne vienne bouleverser la position de la prise de décision individuelle. […] la fixation du corps dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire, l’identification spatio-temporelle de l’individu, est une condition essentielle de la régularité du procès de travail.
Elle continue plus loin :
Du point de vue du procès d’abstraction subi par l’individu dans la transition au capitalisme, nous voyons aussi que le développement de la «machine humaine » est le saut technologique principal, le pas majeur dans le développement des forces productives qui s’est produit dans la période de l’accumulation primitive. Nous voyons, en d’autres termes, que le corps humain et non la machine à vapeur, ni même l’horloge, fut la première machine développée par le capitalisme.
Si Federici a raison, si nos propres corps ont été détruits et re-construits en des machines de travail, et si ces machines sont les machines originelles qui composent l’ordre social capitaliste, alors nous devons considérer nos propres corps comme des machines à saboter ; notre propre corporalité doit être le champ de bataille, comme le soutient Hocquenghem.
Le champ de bataille est au sein de chacunE d’entre nous. La guerre de la passion contre la raison, au-delà d’une lutte externe, doit aussi être une lutte que l’on mène contre soi-même. On doit lutter non moins violemment au sein de soi-même, en tant qu’individuE, que contre les ennemis extérieurs qui cherchent à faire respecter le régime disciplinaire du futur de la société. Dans la liste des gestionnaires et de la police contre lesquels l’on se bat, il faut inclure les dispositifs de gestion et de maintien de l’ordre (policing) qui opèrent dans notre être même.
Revenons à Hocquenghem dans Les Culs Énergumènes pour se rappeler qu’ « on se leurre encore plus en voulant détruire le pouvoir, à partir du moment où l’on néglige au passage de perdre aussi cette forme très particulière de pouvoir qui s’appelle la domination de soi. » En partant d’une critique de la civilisation, on peut comprendre cette auto-domination comme la conséquence de notre domestication en sujets. Si l’on considère que le langage et la pensée symbolique sont des moteurs de cette domestication, alors, il s’ensuit que notre capacité à penser a été colonisée dès la naissance par ce processus. En conséquence, nous devons nous tourner vers les formes de lutte qui ne sont pas justifiées par la Raison. Nous devons nous tourner vers cette Jouissance ineffable comme outil de lutte contre la domestication. Retournons à la critique de la domestication afin de l’employer pour élaborer comment nous pourrions arrêter le mouvement vers l’avant du temps capitaliste.
Détruire la Sexualité ; Détruire la Domestication
Dans la section précédente qui étudie plus précisément le travail d’Edelman [NdT : Le Tournant Anti-Social], nous avons cité Jacques Camatte pour affirmer que la Jouissance est la destruction de la domestication intrinsèque à la civilisation. Afin d’approfondir le projet queer d’Hocquenghem contre la civilisation, nous explorerons le concept de domestication et ce que cela pourrait signifier de la défaire.
La domestication, œdipienne jusqu’à la moelle, est le processus de la victoire de nos pères sur nos vies ; il s’agit des façons par lesquelles l’ordre social établi par les mortEs continue à hanter les vivantEs. C’est le résidu des souvenirs accumulés, de la culture et des relations qui nous ont été transmises par la progression linéaire du temps à travers le fantasme de l’Enfant. C’est cet investissement des horreurs du passé dans la matérialité de nos vies présentes qui s’assure de la perpétuation de la civilisation. Pour de nouveau citer Camatte dans “Contre la Domestication”:
Qu’est-ce qui inhibe les hommes, les empêche d’utiliser toutes ces crises pour transformer les troubles dus à la nouvelle mutation du capital, en catastrophe pour celui-ci ? La domestication qui s’est réalisée quand le capital s’est constitué en communauté matérielle a recomposé l’homme que, au début de son procès, il avait détruit-parcellisé. Il l’a recomposée à son image en tant qu’être capitalisé, ce qui est le complément de son procès d’anthropomorphose.
Au sein de la contrainte idéologique du futurisme reproductif, une révolte contre la civilisation est ainsi impensable car le capital a si profondément colonisé notre être même qu’imaginer notre propre survie revient toujours à penser à la perpétuation de la civilisation à travers l’auto-reproduction du capital. Nous n’avons aucune communauté pour laquelle nous battre, et aucune humanité à sauver, puisque les deux ont déjà été méthodiquement désintégrées et ont été remplacées par la communauté du capital et son sujet anthropomorphiséE : le moi civilisé. Passons à un texte plus tardif de Camatte, “Errance de l’humanité”:
Maintenant, l’homme a été absorbé non seulement dans sa détermination classiste où il fut piégé durant des siècles, mais en tant qu’être biologique ; c’est donc une totalité qu’il faut détruire en se posant hors d’elle. On ne peut plus se contenter d’une démystification. La révolte des hommes menacés dans leur vie la plus immédiate va au-delà de la mystification ; il s’agit, d’entrée, de créer une autre vie. Ceci se pose simultanément en dehors du vieux discours du mouvement ouvrier et de sa vieille pratique, ainsi qu’en dehors de la critique qui en est faite, qui le taxe de simple idéologie (l’homme étant lui-même considéré comme étant un précipité idéologique).
C’est une dure réalité que de reconnaître que la restructuration que nous avons subie à travers le processus de domestication est plus horrifiante que de simplement nous façonner comme sujets. Le capital s’étend jusqu’à notre biologie même, le fait objectif de notre existence dans le monde. En partant de là, il faut encore reconnaître qu’une lutte contre la civilisation doit être une lutte contre soi-même tel que l’on est, pour détruire la structuration de nos corps comme vaisseaux de l’ordre social. Nous devons rechercher ici, à la suite de l’insistance de Camatte sur la Jouissance, cette série de mesures autodestructrices qui pourraient constituer un projet contre la domestication. Comme le dit Camatte, “l’homme est mort. Il y a simplement un possible pour qu’un autre être humain se manifeste qui ne peut se réaliser que si nous luttons contre notre domestication, que si nous nous en dépouillons.”
Camatte continue d’élaborer dans “Errance” [NdT : plus précisément dans “Déclin du mode de production capitaliste ou déclin de l’humanité ?”] :
Or, il est advenu un phénomène qui ne détruit en rien le jugement négatif qu’on doit porter sur le capital, mais qui oblige à le généraliser à la classe qui, primitivement, lui était antagonique et cristallisait en elle tout le positif du développement humain, et, maintenant, à l’humanité entière, c’est la recomposition d’une communauté et de l’homme lui-même par le capital ; l’un étant le miroir de l’autre. La théorie de la vision spéculaire ne pouvait surgir qu’au moment où l’homme est une tautologie du capital. Ainsi à l’intérieur du monde du despotisme du capital (c’est ainsi que de nos jours se présente la société) il est impossible de délimiter un bien, un mal. Tout est condamnable. C’est en dehors de lui que peuvent surgir les forces négatrices. Le capital englobant toutes les vieilles contradictions, le mouvement révolutionnaire doit rejeter tout le produit du développement des sociétés de classe ; c’est en cela que consiste, pour une bonne partie, la lutte contre la domestication.
Ici encore, les projets de négativité queer et la lutte pour détruire la domestication se rencontrent. La capture du capital de toute positivité dans la civilisation impose le projet purement négatif. La tautologie selon laquelle le capital et les être humainEs s’expriment parfaitement l’un l’autre met l’accent sur la nécessité pour notre projet de remettre en question d’une manière queer (queerly) notre domestication dans les différents rôles sociaux. Comme Camatte l’écrit, “La violence doit s’exercer sur soi-même –rejeter la domestication du capital, les explications sécurisantes et valorisantes – comme hors de soi.” C’est pour cette raison que nous nous intéressons au désir queer de localiser les sutures de la subjectivité et de les déchirer.
Dans l’œuvre d’Hocquenghem, nous trouvons des mots qui expriment magnifiquement tout ce que nous voudrions dire. Nous citons alors longuement “Détruire la Sexualité” [NdT : la parenté du texte, ici attribuée à Hocquenghem, l’est parfois aussi à Guattari ; le texte fut publié anonymement dans le numéro spécial de la revue Recherches nommé ‘Trois Milliards de Pervers’, auxquels Hocquenghem et Guattari ont tout deux participé, ainsi qu’un certain nombre d’autres auteurEs notamment du FHAR] :
Quelles que soient les pseudo-tolérances qu’il affiche, l’ordre capitaliste sous toutes ses formes (famille, école, usines, armées, codes, discours…) continue de soumettre toute la vie désirante, sexuelle, affective à la dictature de son organisation totalitaire fondée sur l’exploitation, la propriété, le pouvoir patriarcal, le profit, le rendement… Inlassablement, il continue sa sale besogne de castration, d’écrasement, de torture, de quadrillage du corps pour inscrire ses lois dans nos chairs, pour river dans l’inconscient ses appareils à reproduire l’esclavage.
A coup de rétentions, de states, de lésions, de névroses, l’état capitaliste impose ses normes, fixe ses modèles, imprime ses caractères, distribue ses rôles, diffuse ses programmes… Par toutes les voies d’accès de notre organisme, il plonge dans le plus profond de nos viscères ses racines de mort, il confisque nos organes, détourne nos fonctions vitales, mutile nos jouissances, soumet toutes les productions « vécues » au contrôle de son administration patibulaire. Il fait de chaque individu unE […] étrangèrE à ses désirs.
A grand renfort de terreur sociale vécue comme culpabilité individuelle, les forces d’occupation capitaliste avec leur système toujours plus raffiné d’agression, d’incitation, de chantage, s’acharnent à réprimer, à exclure, à neutraliser toutes les pratiques désirantes qui n’ont pas pour effet de reproduire les formes de la domination.
Ainsi se prolonge indéfiniment le règne millénaire de la jouissance malheureuse, du sacrifice, de la résignation, du masochisme institué, de la mort : Le règne de la castration qui produit le « sujet » coupable, névroséE, laborieuxse, soumisE corvéable.
Ce vieux monde qui de partout pue le cadavre nous fait horreur et nous avons décidé de porter la lutte révolutionnaire contre l’oppression capitaliste là où elle est le plus profondément enracinée : dans le vif de notre CORPS.
[…] Nous ne pouvons plus supporter que l’on nous vole notre bouche, notre anus, notre sexe, nos nerfs, nos boyaux, nos artères… pour en faire des pièces et des rouages de l’ignoble mécanique à produire du capital, de l’exploitation, de la famille…
Nous ne pouvons plus souffrir que l’on fasse de nos muqueuses, de notre peau, de toutes nos surfaces sensibles, des zones occupées, contrôlées, réglementées, interdites.
Nous ne pouvons plus supporter que notre système nerveux serve de relai au système d’exploitation capitaliste, étatique, patriarcal, que notre cerveau fonctionne comme une machine suppliciaire programmée par le pouvoir ambiant.
Nous ne pouvons plus souffrir le lâcher, de retenir notre foutre, notre merde, notre salive, nos énergies, conformément aux prescriptions de la loi et de ses petites transgressions contrôlées.
Nous voulons faire voler en éclat le corps frigide, le corps carcéral, le corps mortifié, que le capitalisme ne cesse de vouloir construire avec les débris de notre corps vivant.
Ce désir de libération fondamentale pour nous introduire à une pratique révolutionnaire appelle que nous sortions des limites de notre « personne », que nous renversions en nous le « sujet », que nous sortions de la sédentarité, de l’« état civil » pour traverser les espaces du corps sans frontière, et vivre dans la mobilité désirante au-delà de la sexualité, au-delà de la normalité, de ses territoires, de ses répertoires. […]
Cette sexualité officielle, cette sexualité tout court, il n’est pas question pour nous de l’aménager comme on aménage ses conditions de détention. Mais de la détruire, de la supprimer parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une machine à castrer et à recastrer indéfiniment, une machine à reproduire en tout être, en tout temps, en tout lieu les bases de l’ordre esclavagiste. […]
Ce que nous voulons, ce que nous désirons, c’est crever […] ses représentations pour connaître la réalité de nos corps, de notre corps vivant.
Ce corps vivant nous voulons le délivrer, le déquadriller, le débloquer, le décongestionner, pour que se libère en lui toutes les énergies, tous les désirs, toutes les intensités écrasées par le système social d’inscription et de dressage.
Nous voulons retrouver le plein exercice de chacune de nos fonctions vitales avec son potentiel intégral de plaisir.
Nous voulons retrouver les facultés aussi élémentaires que le plaisir de respirer, étouffé à la lettre par les forces d’oppression et de pollution ; le plaisir de manger, de digérer, perturbé par le rythme de rendement et la sale nourriture produite et préparée selon les critères de la rentabilité marchande ; le plaisir de chier et la jouissance du cul systématiquement massacrée par le dressage attentatoire des sphincters par lequel l’autorité capitaliste inscrit à même la chair ses principes fondamentaux (rapports d’exploitation, névrose d’accumulation, mystique de la propriété, de la propreté, etc.) ; le plaisir de se branler joyeusement sans honte, sans angoisse, non par manque ou compensation, mais pour le plaisir de se branler ; le plaisir de vibrer, de bruire, de parler, de marcher, de se mouvoir, de s’exprimer, de délirer, de chanter, de jouer de son corps de toutes les manières possibles. […]
Nous voulons ouvrir notre corps au corps de l’autre et des autres, laisser passer les vibrations, circuler les énergies, se combiner les désirs pour que chacun puisse donner libre cours à toutes es fantaisies, à toutes ses extases, pour qu’il puisse se vivre enfin sans culpabilité, sans inhibition toutes les pratiques voluptueuses individuelles, duelles ou plurielles que nous avons impérieusement besoin de vivre pour que notre réalité quotidienne ne soit pas cette lente agonie que la civilisation capitaliste et bureaucratique impose comme modèle d’existence à celleux qu’elle enrôle. Nous voulons extirper de notre être la tumeur infecte de la culpabilité, racine millénaire de toutes les oppressions. […]
Nous voulons en finir avec les rôles et les identités distribuées par le Phallus.
Nous voulons en finir avec toute espèce d’assignation à résidence sexuelle. Nous voulons qu’il n’y ait plus parmi nous des hommes et des femmes, des homos et des hétéros, des possesseurs et des possédés, des majeurs et des mineurs, des maîtres et des esclaves, mais des humains transexués, autonomes, mobiles, multiples, des êtres à différences variables capables d’échanger leur désirs, leurs jouissances, leurs extases, leurs tendresses sans avoir à faire fonctionner un quelconque système de survaleur, un quelconque système de pouvoir, si ce n’est sur le mode du jeu.
Oiseaux de Feu
Pour conclure notre élaboration de la queerness comme sauvagerie, comme une folie (madness) attaquant l’ordre social civilisé, retournons brièvement à la critique d’Edelman dans Merde au Futur. En accord avec son domaine universitaire, la critique culturelle, il explore un corps d’œuvres littéraires et cinématographiques pour structurer son propos. Bien que nous trouvions que la plupart de ce nombrilisme n’a aucune application hors de l’académie, nous allons nous pencher de manière critique sur l’un de ses objets étudiés par Edelman : Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock.
Dans son étude du film d’horreur classique d’Hitchcock, Edelman soutient que les antagonistes du film, les oiseaux, représentent ce qu’il décrit comme la force de négation du futur d’une pulsion brutale et insensée, c’est-à-dire la queerness, survolant la Baie de San Francisco et interrompant diverses manifestations de l’ordre familial et de l’hétéronormativité.
Le choix de la fête d’enfants pour cette première attaque pleinement chorégraphiée suggère à quel point les oiseaux prennent pour cible les structures sociales du sens, comme pour la fête d’anniversaire, dont la pérennisation et l’actualisation dépendent de leur célébration, autrement dit, ils prennent pour cible non seulement les enfants et la sacralisation de l’enfance, mais aussi l’organisation même du sens qui encadre les structures de la subjectivité célébrant, en même temps qu’un anniversaire, l’idéologie de la nécessité reproductive.
A la suite d’Hocquenghem, Edelman décrit la façon dont les oiseaux agissent contre l’hégémonie du langage, chantant et hurlant de manière erratique, avertissant de l’imminence de leur attaque. Ce n’est pas sans rappeler ces descriptions anciennes de « barbares aux portes » qui dépeignent les ennemiEs de la civilisation comme étant terriblement incohérents, menant une guerre non seulement contre les fondations matérielles de la civilisation, mais aussi contre sa tyrannie de la raison. C’est ainsi qu’Edelman décrit les oiseaux d’Hitchcock : “Les couplets qu’ils chantent passent insidieusement du sens au non-sens, alternativement, sans direction clairement établie, mélangeant des fragments narratifs faisant allusion à l’échec d’une vie domestique hétérosexuelle.” Il continue :
Nous devrions suggérer que les oiseaux dans le film de Hitchcock, en provoquant et en foutant en l’air la matrice de l’accouplement hétérosexuel, désubliment les rites reproductifs des inséparables humains du film, à propos desquels, tout comme de leurs rejetons, ils s’en battent les ailes. Ils font un clin d’œil à la pulsion de mort vivant à l’intérieur du futurisme reproductif, en méprisant la domestication qui s’opère sous les attraits de l’Amour, et qui est toujours l’Amour de l’Enfant. […]
Ils vont et viennent (come) parce qu’aller et venir (coming) est juste ce qu’ils font, de manière arbitraire et imprévisible, comme l’homosexuel que Keyes condamne pour mettre en avant « un paradigme de la sexualité humaine divorcé de la famille et de la procréation, et fiancé uniquement au nom du… plaisir sensuel et de la gratification ». C’est-à-dire qu’ils vont et viennent, pour faire une connexion, aussi directe que le vol du corbeau, entre « le désordre dans la famille » et la rupture, la perte radicale de familiarité, libérée par la jouissance.
A travers le symbole des oiseaux, Edelman associe ici l’irrationalité de la queerness au refus du futurisme reproductif. Les oiseaux représentent, pour lui, le déferlement des corps emprunts par la Jouissance, des corps ne se souciant pas un instant de la loi ou de l’hétéronormativité ou des injonctions du futurisme reproductif.
Dans la mesure où les oiseaux portent le fardeau de la [queerness], qui vise à dissocier l’hétéronormativité de son implication dans la pulsion, il serait en fait plus précis de dire que le sens de l’homosexualité est déterminé par ce que le film représente par leur intermédiaire : la violente défaite du sens, la perte d’identité et cohérence, l’accès contre-nature à la jouissance, qui trouve son expression parfaite dans le slogan inventé par Hitchcock lui-même pour la promotion du film, « Les oiseaux va sortir (is coming) ».
Il décrit les oiseaux d’une manière qui n’est pas sans rappeler la terreur avec laquelle les serviteurs de l’ordre évoquent la résistance à un tel ordre : “de plus en plus d’oiseaux qui, subrepticement, tous aussi identiques que des clones, se posent comme anti-type visuel du futur reproductif que les enfants, en tant que symbole de la multiplication, devraient signifier et réaffirmer.” Cet anonymat collectif est la marque de fabrique de la façon dont les États décrivent systématiquement leurs ennemiEs. Qu’elle vienne de l’extérieur ou de l’intérieur, la résistance contre l’État est toujours représentée comme une meute sans-visage, indistinguable, animale : le black bloc, les terroristes fantasméEs, les émeutièrEs irrationnel.le.s, les déviantEs sexuel.le.s – la masse sombre et informe de l’Autre sert toujours à terroriser un ordre social basé sur la reconnaissance, la rationalité et la normalité.
Edelman décrit les oiseaux comme “les fantômes ignorés qui hantent toujours la machinerie sociale et l’inintelligibilité qu’aucun discours de savoir ne peut réduire.” En tant qu’ennemiEs de la société intégréEs à celle-ci, nous nous reconnaissons évidemment là-dedans. En tant que personnes dont les désirs ne pourraient jamais être capturés au sein des domaines de l’intelligibilité politique, il faut considérer les oiseaux comme symbolisant notre propre lutte. Une lutte qu’Edelman décrit comme étant menée contre “la domestication, la colonisation du monde par le sens.”
Bien qu’il ne le cite jamais, il est évident qu’en décrivant la domestication du monde par le sens, Edelman emprunte largement à la conception d’Hocquenghem du corps comme étant colonisé par le langage à travers le processus de domestication. Edelman utilise ici les oiseaux comme une métaphore pour la lutte corporelle au sein de laquelle Hocquenghem se situa lui et ses camarades, la même lutte que nous considérons comme étant la nôtre.
Edelman, une dernière fois : “Ainsi les oiseaux dans leur arrivée planifiée pour pourrir le monde [car ils] haïssent tellement le monde qui ne les acceptera pas, qu’en retour ils n’accepteront rien d’autre que la destruction de ce monde.”
Nous devons ici nous reconnaître dans les oiseaux, ou alors le texte ne nous offrirait rien du tout. Notre projet est de mettre le monde à feu et à sang, il ne peut donc pas se fonder sur une étude inoffensive du cinéma et de la littérature. Non, si nous n’acceptons rien de moins que la destruction du monde, alors nous devons incriminer les domaines d’étude d’Edelman comme étant intimement liés à l’auto-reproduction de ce monde. Il faut nous débarrasser du poids de l’art et de l’université, mais, ce faisant, nous devons exproprier ces dangereux noyaux de subversion que l’université détient uniquement parce qu’elle nous les a pris en premier lieu. Si nous ne devons retenir qu’une seule chose d’Edelman et ses oiseaux, ce doit être la conception de la résistance comme une masse semblable à une tempête, un essaim décentralisé de corps attaquant sans relâche leurs ennemis. Selon une compréhension des oiseaux, notre tempête doit être irrationnelle, incompréhensible, anonyme, émeutière (mob-like), offensive, dé-signifiante et dévalorisante (de-meaning), incohérente, et implacable.
Nous pouvons de nouveau suivre Halberstam dans sa critique de l’attachement apolitique d’Edelman à son domaine, pour imaginer une autre forme monstrueuse qu’une telle résistance pourrait prendre. Halberstam écrit :
Dans mon travail sur les « imaginaires politiques alternatifs », l’alternative incarne la gamme d’« autres choix » qui accompagnent chaque crise politique, économique et esthétique, ainsi que leur résolution. La queerness désigne les autres possibilités, les autres issues potentielles, les trajectoires non linéaires et non inévitables qui découlent d’un événement donné et mènent à des futurs imprévisibles. Dans L’hydre aux mille têtes : L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, les historiens sociaux Peter Linebaugh et Marcus Rediker retracent ce qu’ils appellent « les luttes pour des modes de vie alternatifs » qui ont accompagné et opposé la montée du capitalisme au début du 17e siècle. Dans des histoires de piraterie, de roturièrEs dépossédéEs et d’insurrections urbaines, Linebaugh et Rediker détaillent les modes de violence coloniale et nationale qui ont brutalement éradiqué toute contestation au pouvoir de la classe moyenne par la mouvance anti-capitaliste et qui ont fait passer la rébellion prolétarienne comme désorganisée, hasardeuse et apolitique. Linebaugh et Rediker soulignent plutôt le pouvoir de coopération au sein de la mouvance anti-capitaliste et accordent une attention particulière aux alternatives que cette « hydre aux mille têtes » de groupes résistants a imaginées et recherchées. Nous devons élaborer un programme queer qui fonctionne en coopération avec les nombreuses autres têtes de l’entité monstrueuse qui s’oppose au capitalisme mondial. […]
Nous nous tournons vers une histoire d’alternatives, de moments contemporains de lutte politique alternative, de productions culturelles d’une négativité queer branchée (funky), vilaine, extravagante et tout à fait accessible. Si nous voulons prendre le tournant anti-social de la théorie queer, nous devons être prêtEs à nous détourner de la zone de confort de l’échange courtois afin d’embrasser une négativité véritablement politique, une négativité qui promet, cette fois-ci, d’échouer ; de mettre le bordel ; de foutre la merde ; d’être bruyantE, indisciplinéE, impoliE ; de susciter du ressentiment ; de riposter (bash back) ; de parler haut et fort ; de perturber, assassiner, choquer et anéantir ; et, pour citer Jamaica Kindaid, de rendre tout le monde un peu moins heureuxse !
Bien que l’on apprécie la tentative d’Halberstam de localiser la monstruosité de la négativité queer dans l’histoire d’insurrection et de révolte de Linebaugh et Rediker, il nous faut encore une fois critiquer la critique partielle d’Halberstam. Si notre résistance pourrait bien prendre la forme d’une hydre à mille têtes, ces dernières ne sont pas des « possibilités alternatives » ou des « imaginaires politiques ». Elles ne sont pas non plus des modes d’expression artistique.
Si nous pouvons retenir quelque chose de notre projet de négativité queer, c’est bien que le capitalisme à une capacité illimitée à tolérer et récupérer n’importe quelle politique alternative ou expression artistique que l’on pourrait imaginer. Plutôt qu’une négativité politique, c’est une anti-politique féroce que nous devons localiser dans notre queerness, une anti-politique s’opposant à tous les rêves utopiques d’un futur meilleur, qui s’obtiendrait après toute une vie de sacrifice. Notre négativité queer n’a rien à voir avec l’art, mais davantage avec l’insurrection urbaine, la piraterie, les révoltes d’esclave : toutes ces luttes corporelles qui refusent le futur et qui visent l’irrationalité de la Jouissance, le plaisir, la rage, le chaos. Notre lutte n’est pas pour une alternative, car il n’y a aucune alternative qui puisse échapper aux horizons du capital en perpétuelle expansion. Nous luttons plutôt, sans espoir, pour arracher nos vies à cet horizon en expansion, et pour exploser d’un plaisir sauvage dès maintenant. Toute autre chose serait notre domestication prolongée au règne de la civilisation.
Cette tendance monstrueuse n’est heureusement pas quelque chose qui est uniquement piégée dans les livres d’histoire ou représentée piteusement dans divers productions culturelles. C’est plutôt une tendance queer vivante et dynamique, intrinsèque à et en guerre perpétuelle avec l’ordre social. On peut la retrouver dans les feux tout autour du monde, illuminant la réalité que partout des corps refusent leur asservissement au futur de la civilisation. On retrouve l’ombre du monstre chez les grévistes de Montréal qui refusent l’accord orienté vers le futur qui leur est proposé par l’État, et dont les attaques ont dépassé le stade de la grève étudiante pour se transformer en guerre sociale. On la retrouve à Seattle, où une foule a détruit les symboles du capital et de la loi en ce 1er mai. On la retrouve à San Francisco et à Oakland, où les dépossédéEs et les excluEs convergent et se dispersent à un rythme erratique pour assiéger des commissariats, attaquer les établissements des bobos (yuppies), brûler des voitures et semer la pagaille. A New York, on voit des corps se jetant dans l’abîme métropolitain afin d’entraver et de bloquer les flux incessants. Dans le monde entier, des corps sauvages se retrouvent et se rejoignent pour conspirer éternellement contre l’existant. Dans chaque nation, iels brûlent, iels pillent, iels sabotent, iels mutilent. Les oiseaux continuent de voler ensemble, de déchirer, de picorer, et de déchiqueter les fondements d’un ordre social qu’iels exècrent.
On peut trouver des expressions sublimes de cette tendance à la sauvagerie dans les actions et écrits d’anarchistes individualistes dans le territoire dominé par l’État chilien. Nous citons ici l’un des communiqués délivrés par quelques magnifiques oiseaux au sein de la lutte digne d’une tempête qui est menée là-bas. Il provient de “La révolte se poursuit… jusqu’à la libération totale” par la Cellule Individualiste des Oiseaux de Feu:
Elle était de nouveau là, la jeunesse avide, détruisant tout, érigeant des barricades, affrontant la police, rien ne pouvait l’arrêter… Dans leurs cœurs, il y a du feu et de la passion, de l’amour et de la haine enfouis en elleux, du courage et de la détermination. La beauté du chaos est revenue embellir les rues. Il n’y a pas seulement le feu qui orne l’asphalte, il y a également l’énergie de la jeunesse, l’abolition des sexes, tout le monde dans la lutte… Cette lutte portera-t-elle ses fruits ? Vouloir étudier juste pour être quelqu’un dans la vie ? L’individu qui part à la recherche du vrai bonheur, ne s’arrête pas en si bon chemin, iel sait qu’iel peut s’instruire par iel-même, et bien que ce chemin soit plus long, cela ne le rend pas moins intéressant, puisque tout le reste est interminable…
Raser l’école est possible aujourd’hui, comme ce fut le cas […] [dans] ces lieux enflammés intentionnellement par ces belles pajarillas [NdT : « petit oiseau » en espagnol] qui comprennent que cette destruction est un grand pas vers la conquête de la vie…
Le voyage est intense et difficile, il l’a toujours été, lorsque des individus lasséEs par leurs conditions misérables s’organisent et attaquent. On ne peut pas avoir peur de celleux qui s’organisent uniquement dans un but précis même si c’est seulement pour détruire, car nous savons maintenant que pour construire, nous devons détruire… Et toutes les prétendues réflexions que ces petits politiciens ont quand ils parlent du problème de l’éducation, ne changent rien pour personne, parce que le mécontentement augmente et progresse, même si les bureaucrates et les hommes d’affaires finissent presque toujours par gagner.
Et ils croient que réprimer la passion est simple, qu’avec un peu de gaz lacrymogène et un peu d’eau ils l’éteindront, comme n’importe quelle autre flamme, il faut donc rappeler à ces idiots qu’ils ont tort, encore et encore.
La nuit illumine toujours nos pas, tout comme l’amour libre nous permet un bonheur illimité. Nous retrouver avec le silence magnifique de l’obscurité, ou au pied des premières lueurs du soleil levant ; (lueurs qui ne caressent pas ces tristes travailleurs bavant aux vitres des bus et des métros), rencontrer la chaleur d’une barricade, c’est magique, comme quelque chose de suprême, à moins que Dieu seul puisse être suprême ? Nous brûlons les églises avec leurs prêtres pédophiles à l’intérieur, nous regardons ces lâches agresseurs en face pour leur cracher à la gueule… Un autre jour vient, mais il est parmi les plus beaux, car nous mêlerons le soleil qui nous caresse de sa chaleur avec un feu émancipateur plein de joie et d’espoir…
Voici encore les barricades, avec ces formes sensuelles, nous sommes attiréEs par le feu…
L’individu qui tend vers le plus grand bonheur possible ne trébuchera jamais, son parcours est unique et sans égal, rien ne peut l’arrêter, ni les flics en rouge qui le frappent avec leurs bâtons, ni la moralité qui impose ses limites, ni les infiltrés de la police qui salissent son parcours, ni le vacarme de leurs sirènes pour le faire taire… […] qui ont imposé leurs normes, leur morale, leur discipline, leurs dieux et leurs doctrines stupides, nous oublions sans cesse la société et sa domination, et nous lançons nus dans une rencontre avec nos êtres intérieurs…
« se sentir vivre, c’est vibrer, tressaillir, frissonner aux parfums des fleurs, aux chants des oiseaux, aux bruits des vagues, aux hurlements du vent, au silence de la solitude »¹ se sentir vivre, c’est trembler à la chaleur du feu, à la caresse du chaos, aux nuits de révolte…
Nous solitaires, ne sommes pas les chantres du sein où gisent les morts, mais auditeurs, auditeurs de ces voix qui hurlent sous la terre², de ceux qui sont morts avec les armes à la main et d’immenses étoiles dorées dans les yeux, de ceux qui sont immortels comme El Punky Mauri, comme Claudia Lopez, qui une nuit ont fait si gracieusement face à la mort. Oui, car ceux d’entre nous qui choisissent de vivre une intense et dangereuse vie, la mort les reçoit les bras ouverts, les caresse et les embrasse…
Pourquoi ne craignons-nous pas la mort ? Car nous pensons que « La mort n’est rien pour nous, puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est absence de sensation. […] la mort, n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n’est pas là et lorsque la mort est là nous n’existons pas. »³
C’est vrai, nous voulons tout, nous rêvons d’immenses banquets et évitons d’être au pain sec et à l’eau, nous voulons de grandes orgies et rejetons la monogamie. Nous croyons à l’amour libre car nous savons que « la jalousie, l’accaparement corporel, l’exclusivisme amoureux, la fidélité conjugale » éliminent une partie de soi, appauvrissent la personnalité sentimentale, resserrent entre autre les horizons analytiques (?). De plus « en amour, comme dans tous les autres domaines, c’est l’abondance qui annihile la jalousie et l’envie ».⁴ Nous voulons courir avec les animaux dans les champs et les forêts, nous voulons nous baigner nus à la plage, dans les rivières et les lacs et ne pas finir au commissariat pour outrage public à la pudeur.
« Revendiquer la faculté de vivre nu, de se mettre nu, de déambuler nu, de s’associer entre nudistes, sans avoir d’autre souci, en découvrant son corps, que celui des possibilités de résistance à la température, c’est affirmer son droit à l’entière disposition de son individualité corporelle… ».⁵
La révolte est là, nous devons participer davantage, notre généreux égoïsme doit contribuer, pour l’instant, à la lutte, pour nous réunir et nous organiser pour des buts spécifiques tels que la destruction, la joie, la camaraderie amoureuse, les confrontations au chaos, avançant vers l’aube (ou l’éveil) du néant créateur, puis retournant dans nos planques, pour se réjouir et danser avec les oiseaux, se nourrir de l’énergie des arbres, sentir la brise océane, entendre la charmante mélodie du vent…
Nous l’avons déjà dit, et nous le répéterons : Notre révolution a déjà commencé, nous la faisons au jour-le-jour, en pratiquant l’amour libre, en nous déclarant contre tout dieu et religion, en déconstruisant le langage dominant qui nous est imposé, en nous opposant ouvertement à toute société, nous la faisons lorsque nous cessons d’être des hommes et des femmes et devenons des êtres humains uniques.
Pour le dire autrement : parmi la myriade de passe-temps, les nôtres sont la recherche d’une satisfaction totale, la joie infinie, le plaisir, le bonheur éternel…
C’est l’heure de la tragédie sociale ! Nous détruirons en riant. Nous incendierons en riant. Nous tuerons en riant. Nous exproprierons en riant. Et la société s’écroulera. La patrie s’écroulera. La famille s’écroulera. Tout s’écroulera, parce que l’Homme libre est né. Il est arrivé le temps de noyer l’ennemi dans le sang…⁶
Ces mots peuvent être mis en contraste avec la description des révolutionnaires professionnel.le.s par Hocquenghem : “C’est curieux comme lorsque l’on parle de joie, les révolutionnaires de profession n’entendent que ce que les églises ou les idéologies ont mis dessous. […] Le concept de joie [n’est pas] entré dans le vocabulaire de la contestation […]”
Il est plutôt simple ici de laisser les oiseaux parler pour elleux-mêmes. Tout est évident dans leurs mots : une révolte inséparable de la joie, le plaisir et la beauté de la lutte, la destruction nécessaire des rôles genrés et sexuels, le refus de toute moralité et contrainte sur l’amour et les corps, la connexion intrinsèque du plaisir et du bonheur à la destruction, le rapprochement avec la pulsion de mort, la persistance de la Jouissance, le refus de tous les idéologues ou politicien.ne.s qui chercheraient à contrôler la révolte.
Cette tendance n’est pas exclusive à un territoire spécifique, que ce soit celui dominé par l’État chilien ou tout autre État. Au contraire, partout là où les corps conspirent ensemble pour se révolter contre leurs futurs, il y aura celleux d’entre nous qui s’insurgent contre la possibilité d’un meilleur futur, celleux d’entre nous qui tirons un plaisir immédiat de la destruction, la fête, l’orgie, le laisser-aller (run wild) et les bains de minuit, de l’amour, la chasse, la danse et les éclats de rire, et de tout le reste de la vie.
A leurs côtés, nous devons affirmer que notre lutte doit être tout à la fois queer, sauvage, destructrice et joyeuse.
Concluons avec des mots extraits d’un autre communiqué revendiquant l’incendie d’une banque à Santiago du Chili :
Cette action a germé dans la haine éternelle d’une vie pourrie par un monde d’adultes, une vie ennuyeuse de ciment et de règles… dans chaque fois qu’ils nous catégorisent en hommes et femmes, dans chaque jour d’école, dans chaque punition, dans chaque rêve d’enfant transformé en réalisme d’adulte… dans chaque personne tombée, dans chaque personne assassinée, dans chaque particule de saloperie de bitume… Longue vie au chaos, puisse le chaos brûler, puisse le chaos sourire sur nos lèvres, et puisse chacunE d’entre nous qui s’oppose à toutes les formes d’oppression rire et danser à chaque seconde de notre vie quotidienne dans les ruines des villes du monde et de l’univers en feu, ainsi que de ses gardiens flambants… Feu à toutes les prisons ! A toutes les familles ! A tous les genres sexuels ! A toute forme d’autorité et à toutes les villes…
Notes [qui proviennent soit du texte original, soit de la traduction du communiqué par Ad Nihilo] :
[1] Émile Armand, Se sentir vivre
[2] NdT: Le texte original renvoie à Vers le néant créateur de Renzo Novatore, mais aucune phrase dans le texte en anglais ne correspond à cette citation. Les guillemets ont donc été enlevés.
[4] Émile Armand, Amour libre et liberté sexuelle