Extrait de : Le Tournant Anti-social ; Volume 1
Chapitre précédent : Nommer l’Innommable
Jouissance
Maintenant que nous avons esquissé les aspects importants de la pensée d’Edelman, il est temps de se pencher sur la question de notre vécu. Si nous refusons la politique (avec ses projets positifs, son futurisme reproductif et son mouvement en avant vers l’intelligibilité) nous nous retrouvons à nous demander quel moyen de Jouissance la dépasse immédiatement. Comment constituer le projet purement négatif qu’appelle une telle conception rigoureusement critique de la queerness ?
Pour articuler un tel échappatoire, nous devons regarder en dehors du cadre des téléologies qui promettent des parcours progressifs vers l’utopie, en dehors du monde symbolique abstrait où vivent la politique et l’identité. Edelman nous inciterait à nous tourner vers le royaume psychanalytique du Réel : les faits matériels et affectives de notre existence qui échappent à la représentation et à la signification. Pour Edelman, le réel de la queerness – qui coupe court au bagage positiviste de l’identité – est la Jouissance. Il écrit :
La queerité défait les identités par lesquelles nous faisons l’expérience de nous-mêmes en tant que sujets, insistant ainsi sur le Réel d’une jouissance que la réalité sociale et le futurisme dont elle dépend ont déjà forclos. La queerité, dès lors, n’est jamais une question d’être ou de devenir mais, plutôt, d’incarner le rappel du réel interne à l’ordre symbolique. L’un des noms pour cet innommable rappel, tel que Lacan le décrit, est “Jouissance” : un mouvement au-delà du principe de plaisir, au-delà des distinctions de plaisir et douleur, un passage violent au-delà des liens de l’identité, du sens et de la loi.
Il est utile, pour comprendre ce concept de Jouissance, de suivre Edelman afin de penser les éléments de la réalité queer qui échappent à la représentation : les Rappels, comme il les nomme. Ces Rappels sont ce qu’il reste après que le Capital ait colonisé les positivités de la queerness – ses modes, ses fêtes, ses activités académiques, ses esthétiques, son travail, ses réseaux sociaux – et après que la politique intègre la queerness intelligible à son ordre symbole. Et donc quel est ce Rappel ? Ce qui reste après que l’on ait soustrait l’idéologie progressive de l’inclusivité, l’humble victime, les citoyennEs modèles, les arguments de vente excentriques, les permutations fluides de l’Identité, les volumes de théorie ? Ce qui reste est la Jouissance.
Edelman décrit la Jouissance comme une supplantation des frontières du plaisir et de la douleur, un éclatement de l’identité et de la loi. Nous devons analyser cette distinction entre plaisir et douleur comme étant une marque de l’ordre social sur nos corps. Et de la même façon, ce sont les plaisirs banals et minuscules produit par les structures de pouvoir modernes qui nous maintiennent dépendantEs de ces structures pour notre bien-être. La Jouissance, en abolissant les deux camps de cette distinction, nous coupe de la douleur comme instinct de self-préservation et du plaisir comme corruption séduisante de la société. C’est le processus qui nous rend momentanément libre de notre peur de la mort (au sens propre comme figuré) qui est un inhibiteur si puissant.
Nous pouvons situer cette Jouissance dans les moments historiques d’émeute queer : la cafeteria de Compton, Dewey’s, la Nuit White, Stonewall, et d’innombrables autres moments où des corps queers ont participé à la rupture – jeter des briques, allumer des feux, casser des vitrines, se réjouir dans les rues. Mais pour aller plus loin, la Jouissance est située précisément dans les aspects de ces moments (et d’autres qui nous sont inconnus) qui échappent aux historien-nes, ces moments qui ne peuvent être capturés dans un manuel scolaire ou situés dans des récits de progrès pour les personnes queers, ou d’une lutte politique rationnelle pour un meilleur futur. La Jouissance est la rage qui déborde de la première queen a allumé un feu ; la haine de tout un ordre social qui coule dans nos veines tandis qu’ielles brûlent une dizaine de voitures de la police de San Francisco. C’est le bonheur extatique qui a dû faire frissonner toustes celleux assez chanceuxses pour avoir entendu les sirènes de police de ces voitures hurler en prenant feu. La Jouissance est la manière dont les relations sexuelles ayant immédiatement suivies de telles émeutes furent complètement incommensurables comparées au sexe banal de la vie quotidienne. La Jouissance est l’élan moteur de la culture sexuelle queer, et pourtant c’est précisément cet aspect du sexe queer qui ne peut pas être cantonné à une industrie, vendu comme marchandise ou prévu pour un rituel commercial de de masse. Alors que chaque élément de l’industrie du sexe tente de résoudre un manque fondamental et d’intégrer ses désirs dans une expérience subjective cohérente, la Jouissance est très spécifiquement cet aspect du désir sexuel qui rend une telle union impossible. C’est un désir pour la Jouissance qui nous envoie chaque nuit chercher à dépasser nos capacités corporelles, à désintégrer nos propres limites corporelles, à vraiment fuir ce que et qui nous sommes. C’est précisément ce Rappel, qui définit le gouffre infranchissable entre la culture sexuelle publique de New York et de San Francisco dans les années 70 (des entrepôts squattés pour du sexe, des orgies perpétuelles, une culture du cruising qui a entièrement dissous la distinction entre le sexe et le reste la vie) et le soi-disant cruising de l’ère cybernétique (grindr, craiglist, des soirées peu fréquentées et hors de prix dans des sex-clubs en faillite). Cette distance peut aussi être comprise comme ce qui sépare l’anarchie d’une orgie de l’idéologie démocratique du polyamour puriste. La Jouissance est le désir innommable que l’on tente désespérément de résumer avant d’offrir son corps à unE autre : “Je veux qu’on me réduise à rien.” La Jouissance est l’essence la criminalité queer qui ne peut être réduite à un déterminisme vulgaire. C’est la joie trouvée dans la rétribution lorsque l’on cambriole un bourgeois client de prostitution, le frisson du vol, la satisfaction de la destruction. C’est parce que nous sommes accros à l’enchevêtrement du plaisir et de la douleur qui nous fait sortir encore et encore dans les rues : à la recherche d’une émeute ou d’une bagarre ou d’une baise. C’est précisément la poursuite d’une Jouissance innommable qui fait que à tous les coups, on risque tout en sacrifice au grand chaos. Cet aufheben des catégories de douleur et de plaisir et aussi le renversement de nos attachements et investissements dans l’activisme politique, une identité stable et la raison. La négativité de la Jouissance est la même qui nous éloigne de nos obligations à l’Économie, la Famille, la Loi, et, par dessus tout, le Futur.
Edelman:
Cette jouissance dissout ces investissements fétichistes en défaisant la consistance d’une réalité sociale qui est basée sur des identifications imaginaires, sur les structures de la loi Symbolique, et sur la métaphore du Nom-du-Père. Ainsi, il y a un autre nom qui désigne le caractère innommable de ce à quoi la jouissance nous donnerait accès : Derrière ce qui est nommé, ce qu’il y a est innommable. C’est bien parce que c’est innommable, avec toutes les résonances que vous pouvez donner à ce nom, que cela est apparenté à l’innommable par excellence, c’est-à-dire à la mort. Ainsi, la pulsion de mort se manifeste, bien que sous des formes complètement différentes, dans […] la jouissance […]
Dans la mesure où elle déchire le tissu de la réalité symbolique tel que nous la connaissons, en dénouant la solidité de tout objet, y compris l’objet sur lequel le sujet s’appuie nécessairement, la jouissance évoque la pulsion de mort qui persiste inlassablement en tant que vide dans et du sujet, au-delà de son fantasme d’autoréalisation, au-delà du principe de plaisir.
Il vaut le coup de suivre Edelman en mettant en garde contre la manière dont la Jouissance, ou plus précisément les tentatives futiles de s’identifier à ou de nommer la Jouissance, peut mener à une réification des catégories dont nous attendons de la Jouissance l’abolition :
Dans la mesure où la jouissance, comme fuite fantasmatique de l’aliénation intrinsèque au sens, se loge elle même dans un objet dont l’identité se voit devenir dépendante, elle produit l’identité comme une mortification, en rejouant exactement la contrainte de sens dont elle devait nous aider à échapper.
Toute tentative de faire de la Jouissance un projet positif ne peut jamais que s’en éloigner. Les circuit festifs cycliques [NdT : un type de soirées LGBT+], le porno, les réseaux sociaux, les manifs politiques, les organisations militantes, l’art : tout ceci vise à récupérer la Jouissance dans une structure alternative, et pourtant doit toujours échouer car la Jouissance est de façon inhérente ce qui échappe à la capture et rompt avec les récits cohérents qui justifient ces structures. Cette critique est particulièrement ironique venant de Edelman, dont la propre pratique de ‘jouisseur’ [NdT : jouissieur en anglais] ne semble jamais dépasser la participation à ces mêmes circuits festifs cycliques, conférences universitaires, heures interminables à la salle et des virées shopping luxurieuses. Il critique spécifiquement “[les] éruptions de la Jouissance hors-sens associés à ces circuits festifs cycliques qui lorgnent sur les circuits de la pulsion.” Dans son affirmation de tel ou tel élément de la culture gay moderne, il échoue à situer la Jouissance dans les histoires réellement subversives de la queerness (en comparaison desquelles la culture gay ne peut être qu’un remplacement pathétique). Il est important ici de réaffirmer que notre conception et notre pratique de la Jouissance doivent absolument s’étendre au-delà des limitations de l’œuvre d’Edelman.
La queerness, conçue comme entièrement négative, nomme la Jouissance interdite par, mais imprégnant cependant, l’ordre social lui-même. C’est la raison précise pour laquelle nous pouvons dire que derrière la façade du fonctionnement normal de la vie sous le capitalisme, il y a un courant subversif qui s’en prend infailliblement et irrationnellement aux conditions de l’existant. C’est aussi pour cela que nous pouvons dire que dans les moments de rupture et de révolte généralisés, il existe une tendance puissante et sinistre à la ré/assimilation de la révolte dans les circuits de la politique, de l’identité et de l’économie elle-même. Cette tension explique pourquoi toute révolte urbaine, comme on l’a observé à Londres ou Oakland, doit être rationalisée par les militantEs, les politicien-nes et les organismes de la police comme l’expression de plaintes précises par des communautés cohérentes. Et pourtant cette contradiction est aussi la raison pour laquelle des contrôles routiers de routine ou des raids par des policiers ont causé souffrance et mort pour ces policiers aux mains de celleux qu’ils sont habitués à gouverner.
Pour retourner à Edelman une fois de plus :
Voilà, je pense, le fardeau éthique auquel la queerité doit adhérer, dans un ordre social résolu à méconnaître son propre investissement dans la morbidité, la fétichisation et la répétition : se placer au lieu même de l’hors sens du sinthome hors sens ; représenter une sexualité non régénérée et non régénérante dont l’insistance singulière sur la jouissance, rejetant toute contrainte imposée par un futurisme sentimental, dénonce la culture esthétique – la culture des formes et de leur reproduction, la culture des appâts imaginaires – comme toujours d’emblée une “culture de mort” qui cherche à rendre abjecte la force de la pulsion de mort quand elle fait trembler la tombe que nous appelons la vie.
La négativité de la Jouissance, que nous comprenons comme la caractéristique vitale de notre queerness, est la méthode par laquelle nous exposons la banalité et l’horreur de la vie moderne. Si l’ordre social produit systématiquement des moments de rupture et de violence anti-sociale – expropriation, émeute, pillage, bagarres de rue, dépravation sexuelle, incendies criminels en série, hacking – ces moments exposent la société pour ce qu’elle est : l’enfer sur terre. Notre consentement à l’attraction de la Jouissance fonctionne comme un miroir dans lequel la société doit se regarder et reconnaître sa décadence, l’actualisation imminente de sa dé-faite. Dans le contexte d’une telle horreur, notre tâche est donc d’ “incarner les forces de la négation, l’obstination déréalisante de la Jouissance.”
La force matérielle de la négation doit ainsi continuer non seulement à perturber la circulation quotidienne de la société, mais aussi à saboter les appareils qui fonctionnent à notre reproduction comme sujets au sein de ces flux. Nous devons, comme le dit Edelman, “[nous] ouvrir à la jouissance et [nous] laisser aller dans le vide alentour et contre lequel le sujet lutte en se raidissant.”
La Jouissance doit être l’attaque de tous les appareils subjectifs qui nous ancrent dans l’Identité à chaque instant : éducation, carrières, politiques de l’identité, identité politique, comptes en banque, technologies de surveillance biométrique, avatars sur internet, infrastructures de communication, ad nauseam. Les sujets capitalistes sont forméEs dans la guerre perpétuelle entre les êtres vivantEs et ces techniques, et donc tout projet d’abolition du capital et de ses sujets doit étudier et liquider ces appareils. Insister sur la Jouissance, c’est intervenir systématiquement dans cette guerre contre les symboles dans le camp du Rappel non-symbolisé qui est exploité dans le jeu de la subjectivité. La Jouissance est l’ensemble des pratiques déviantes et subversives qui relient notre lutte contre la société à notre refus d’être ses sujets.
Le fait que nous poursuivions la Jouissance ne fait pas de nous des queers. Notre queerness n’est pas cette identité réifiée mais plutôt “un mode de jouissance qui se fait aux dépens de l’ordre social” (Edelman). Et en faisant cela, nous devons résister contre toute tendance à la récupération d’identifier la Jouissance avec une quelconque identité ou catégorie d’identités. Jack Halberstam critique Edelman là-dessus :
Les archives des hommes gays, puisqu’elles se limitent à une courte liste d’écrivains classiques privilégiés, sont également limitées à un ensemble particulier de réponses affectives. Et ainsi, la fatigue, la mélancolie, l’ennui, l’indifférence, la distanciation ironique, l’indirectité, le renvoi violent, l’absence de sincérité et le camp constituent […] “une archive de sentiments” associée à cette forme de théorie anti-sociale. Mais ce canon occulte une autre série d’affectivités associées, là encore, à un autre type de politique et à une différente forme de négativité. Dans cette autre archive, nous pouvons identifier, par exemple : la rage, l’impolitesse, la colère, le débat, l’impatience, l’intensité, la manie, la sincérité, l’honnêteté, le surinvestissement, l’incivilité, la franchise brutale, etc. La première est un répertoire camp, un répertoire de réponses formelles et souvent formalisées à la banalité de la culture hétéro, de la répétitivité et du manque d’imagination de l’hétéronormativité. La seconde, cependant, est beaucoup plus fidèle au types de réponse indisciplinés que Bersani semble au moins associé avec le sexe et la culture queer, et c’est ici que la promesse d’autodestruction, de perte de contrôle et de sens, de parole et de désir non régulés se déchaîne. La colère gouine, le désespoir anti-colonial, la rage raciale, les violences contre-hégémoniques, le pugilat punk, ce sont les lugubres et furieux territoires du tournant anti-social ; ce sont les zones déchiquetées à l’intérieur desquelles non seulement l’autodestruction (d’une certaine façon le contraire du narcissisme) mais aussi la destruction-de-l’autre ont lieu.
Nous trouvons encore une fois utile de suivre la critique d’Halberstam, et nous nous approprions joyeusement les effets négatifs nommés ci-dessus. Et pourtant nous devons sans cesse répéter l’importance de dissocier ces affects de l’appartenance à unE quelconque sujet, Edelman a peut être tort de ce concentrer sur le sujet de l’homme homosexuel, mais alors le projet plus inclusif d’Halberstam échouerait ainsi en se concentrant sur d’autres sujets. Edelman échoue en confinant l’exploration de la Jouissance seulement aux domaines de la littérature et du cinéma, et cet échec ne serait pas corrigé (comme le soutient Halberstam) en élargissant le corpus d’œuvres d’art à explorer. Non, nous arrivons ici aux limites des théories queers, dans leur attachement à l’identité et à l’art. C’est précisément parce que nous voulons embrasser la Jouissance, ce Rappel innommable, que nous devons éviter les positivités à nommer dans la littérature et l’identité. Notre projet de négativité et de Jouissance sera située dans le potentiel subversif caché par la vie quotidienne – un potentiel qui ne peut être piégé dans la subjectivité, mais qui, au contraire, possède les sujets et les tourne contre elleux-mêmes.
Nous conclurons nos tentatives d’articuler la Jouissance en retournant à Jacques Camatte et son texte “Ce monde qu’il faut quitter,” écrit à l’époque où il était déjà arrivé à la conclusion que toute lutte contre le capital doit chercher à détruire la domestication, et par extension la civilisation elle-même :
La crise postule un choix, une décision ; et ceci s’impose parce qu’il y a une situation difficile, inhabituelle. Ceci se pose pour le mode de production capitaliste et pour les hommes, sans négliger les interférences entre les deux. […] il y a un déterminisme rigoureux qui conduit à une certaine réalisation ; déterminisme qui ne peut être remis en cause que si les [humains] deviennent aptes à briser [leur] domestication. Se pose pour l’humanité le choix entre l’acceptation de son pullulement destructeur de la vie ou la domination-restriction de son inhumaine multiplication quantitative ce qui permettrait sa pérennisation ; abandonner une certaine peur de la mort qui lui fait chercher la vie dans l’extension de sa vie – multiplication et progression de la vie. La reproduction est une certaine peur de la mort et l’homme vit dans l’extension et non dans l’intensité du vivre ; cela traduit l’incertitude au monde comme si l’espèce n’était pas encore assurée de son existence sur la planète. L’intensité du vivre implique une réflexion de la vie sur elle-même, alors il y a jouissance par résorption de la vie au sein du sujet vivant et non délégué à une autre génération.
Le mode de production capitaliste doit réagir à la situation qui plonge son futur même dans une crise. Il va réagir, en partie, par la mise en place d’un large éventail d’alternatives et de mesures (austérité, réajustement, durabilité) pour assurer la poursuite de sa viabilité. Pour toustes celleux d’entre nous impliquéEs dans l’interférence entre le capitalisme et les humainEs, ces mesures nous confronterons à de nouvelles conditions de notre propre paupérisation et survie. Toutes les options qui nous sont présentées sont toujours tenues en otage par le spectre du futurisme reproductif. Pour chacune, nous sommes forcéEs d’identifier l’extension de nos propres vies avec l’extension éternelle du capitalisme dans le futur. L’austérité nous confronte à une nouvelle éthique à intégrer dans notre propre être si nous voulons un jour nous assurer un futur dans cette civilisation en déclin. Il sera attendu de nous de travailler et de souffrir, et d’être payéEs seulement par l’assurance que le futur continuera sa marche funèbre à travers le temps. Les économistes et politiciennEs offriront une pléthore de fausses options et excluront la possibilité d’une réelle rupture.
Tandis que les gestionnaires étatistes du capital doivent appliquer à l’échelle mondiale un régime d’austérité et de réajustement structurel afin de préserver leur futur (par tous les moyens), un nouveau mouvement social a émergé et envisage le futur autrement. Aux États-Unis, le mouvement Occupy peut être vu comme une forme sous laquelle les luttes anti-austérité pourraient prendre forme et agir pour un futur différent. Pour certainEs au sein du mouvement, cela revient à défendre un keynésianisme défaillant, un investissement structurel dans un futur pour l’État-providence. Iels soutiennent qu’iels ne sont pas anti-capitalistes, qu’iels essaient précisément de ‘sauver le capitalisme’ des contradictions fondamentales qui assurent sa défaillance. Contre cette position réformiste, les radicaux-les au sein du mouvement Occupy défendent plutôt une politique préfigurative, permettant aux militantEs et autres radicales-aux de démontrer qu’ ‘un autre monde est possible’. Cette position se focalise sur l’expérimentation et le perfectionnement de formes de lutte et d’organisation qu’iels imaginent être les bases d’une utopie à venir. La politique préfigurative, comme toute politique, investit son énergie et sa foi dans l’espoir que si seulement nous faisions toute la dure labeur maintenant, nos efforts seront récompensés dans une société future.
Et ainsi la dialectique du futurisme reproductif continue à se dérouler dans le contexte d’une crise qui s’aggrave. Que ce soit la défense du projet vaincu de la social-démocratie, la stratégie réactionnaire d’une privatisation et d’une restructuration militarisées, ou la politique préfigurative des nouveaux campements, chacune de ces positions réaffirme l’idéologie du futurisme reproductif, qui demande une vie entière de privation et de sacrifice pour la possibilité d’un monde meilleur pour nos enfants. Et pourtant chaque option nous livre, encore et encore, à une répétition mortelle. On nous demande de choisir entre les camps de concentration de l’austérité néo-fasciste d’une part et la pauvreté autogéré de l’occupation urbaine d’autre part, entre un moyen de reproduction décharné à la maison ou un moyen ‘collectivisé’ de notre propre reproduction sur les places. Une option attend de nous que nous nous sacrifions pour que l’économie puisse survivre et l’autre pour que nous puissions être rachetéEs par une utopie sans cesse déférée. Quoiqu’il en soit, le Camp, en tant que figure centrale de l’idéologie reproductive moderne, se situe à l’horizon, éclipsant cette option non-exprimée qui briserait la double contrainte de la futurité et de l’austérité.
Cette option non-exprimée, celle établie par Camatte et d’une manière différence par Edelman, est cette intensité de vivre qui briserait notre domestication et en finirait avec notre investissement dans le futur de la civilisation. Cette intensité de jouissance [en anglais ‘enjoyment’, qui se traduit littéralement par jouissance en français] doit être la même Jouissance qui brise notre asservissement subjectif à la civilisation capitaliste. C’est ce même courant qui imprègne toute la société et délivre la nécessité de l’insurrection contre tout ce qui est existe et pour une joie que nous ne pouvons pas nommer. Cette Jouissance est la résistance qui est cachée par, et pourtant intégrale, toute structure sociale. Le Rappel innommable qui ne promet pas de meilleur futur se cache au sein des spectacles des manifestations anti-austérité et des occupations de places. C’est la tendance inassimilable et ineffable des personnes à auto-saboter tout effort à s’organiser politiquement. C’est la noirceur qui est tant crainte par la droite et niée par la gauche. C’est ce que la Police doit être appelée à réprimer et l’Organisateurice à assimiler.
Si les milieux militants et la Gauche ont parié tout leur futur sur Occupy Wall Street (OWS), c’est parce que ce mouvement représentait le geste désespéré d’un ordre social dont le futur s’éloigne. Les médias capitalistes mondiaux se sont dépêchés de comparer et d’opposer le mouvement soi-disant pacifique et démocratique des places à l’irruption violente de la jeunesse lumpenprolétarienne à Londres. C’est précisément leur position sur la question de la futurité qui sépare un groupe de jeunes dépossédéEs d’un autre. Pour les occupantEs indignéEs, leur futur est quelque chose qui a été mis en jeu par les institutions financières, qui doit être regagné par une lutte légitime. Pour la racaille émeutière de Londres, un futur est une chose qu’on ne leur a jamais promise, à part pour un futur de pauvreté, d’ennui, de violence policière ou en prison. Derrière leur façade pleine d’espoir que fut OWS, des milliers de LondonienNEs étaient dissimuléEs. Notre projet insurrectionnel est l’érosion de cet espoir et l’insistance contre la possibilité du futur.
Cette insurrection ne peut pas être comprise comme encore un autre événement déféré au futur, mais plutôt une possibilité de saisir la vie envers et contre l’ordre social. La promesse de la Jouissance n’est pas d’apporter une futurité plus révolutionnaire, mais une irruption d’irréductible négativité. Pendant que les militantEs se sacrifient au niveau des lignes de policiers, les jeunes et les bons-à-rien brisent les vitres sans protection des voitures de police et s’entraident pour franchir les portes-fenêtres brisées des cafés afin d’aller se servir en sucreries. Pendant que les assemblées déterminent comment articuler le futurisme reproductif ‘d’en bas’, les jouisseurEs baisent, vandalisent, exproprient et conspirent. Des flash mobs à Milwaukee et Philly, des manifestations qui virent au pillage, des églises incendiées, des aventures sexuelles irresponsables, des cargaisons bloquées, des explosions de la distinction des genres, des fêtes de rue qui deviennent des bagarres de rues, des évasions de prison, des embuscades tendues aux policiers, du sabotage des infrastructures : d’innombrables moments où les idéologies et structures qui assurent l’auto-reproduction de l’ordre social sont détruites aux dépens d’une jouissance irrationnelle; d’une jouissance ancrée dans le présent sans se soucier un seul instant du futur. Ce que nous appelons la commune n’est pas un modèle pour encore une autre utopie évasive, mais plutôt le processus qui entremêle ces moments diffus de plaisir, de douleur et d’attaque joyeuse.