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Traductions en français de textes du journal queer-anarchiste Bædan
Le Tournant Anti-social : Nommer l’innommable
Categories: Bædan Vol. 1

Extrait de : Le Tournant Anti-social ; Volume 1

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Nommer l’innommable

Un concept crucial au projet d’Edelman est le terme de catachrèse. La catachrèse peut être définie soit comme l’utilisation d’un terme pour nommer quelque chose qui ne peut pas être nommée, ou la mauvaise utilisation d’un mot pour décrire quelque chose. Pour Edelman, toute utilisation du mot queer doit toujours être une catachrèse, puisque ce mot donne, par erreur, un nom à l’innommable. Ce concept est un outil pour critiquer tous les processus politiques et théoriques qui affirment une catégorie identitaire à la place de notre projet innommable. Pour Edelman, l’innommable fondamental est la pulsion de mort : la dé-faite de la civilisation, et notre propre dé-faite, pulsant avec l’existant. Il affirme que “c’est bien parce que c’est innommable, avec toutes les résonances que vous pouvez donner à ce nom, que cela est apparenté à l’innommable par excellence, c’est-à-dire à la mort.” Bien que nous puissions situer nos pulsions et projets innommables différemment, nous sommes forcéEs de nous heurter à la logique politique de la catachrèse et de nous confronter au désir de donner un nom – et par conséquent une représentation et une politique – à ce qui est par essence ineffable dans nos vies.

L’argument d’Edelman est spécifiquement dirigé contre Judith Butler et son projet pour une inclusivité radicale. En opposition à Butler, il soutient que toute tentative de légitimer et inclure toutE sujet dans la politique doit toujours échouer. Bien que l’on puisse agir en faveur de l’inclusion du catachrèse particulière qui nomme le vide anti-social, ce vide reste intouché, et un autre nom doit lui être donné. L’Autre nécessaire de l’ordre social ne peut être aboli à travers l’intégration réformiste de chaque Autre successifve dans le projet de la représentation politique. Un-e autre Autre doit s’élever pour remplir le vide. La Société trouvera unE autre ennemiE à discipliner et détruire.

En opposition à Butler et ses conceptions de la justice sociale, Edelman soutient :

Impliqué-e comme iel est dans l’intelligibilité en tant qu’horizon en expansion de la justice sociale, Butler voudrait affirmer “notre propre pouvoir” pour réarticuler, au moyen de la catachrèse, les lois responsables de ce qu’iel appelle justement notre “horreur sexuelle mutualisée”. Une telle réarticulation, affirme-t-iel, avancerait par le “scandale répété qui permet que l’indicible soit néanmoins entendu, grâce à l’emprunt et l’utilisation des termes mêmes qui sont signifiés pour imposer le silence”. Cela, bien sûr, suppose que l’indicible a pour but, par-dessus tout, de parler, alors que Lacan maintient […] quelque chose de radicalement différent : que le sexe, en tant “que incomplétude structurelle du langage est ce qui ne se communique pas, ce qui marque le sujet comme inconnaissable”. Sans aucun doute, comme Butler nous aide à le voir, les normes de l’ordre social changent en fait par catachrèse, et celleux qui jadis étaient persecutéEs comme symboles de “l’horreur sexuelle moralisée” pourraient bien échanger leur tombe froide et silencieuse pour une place sur la scène publique. Mais cette redistribution des rôles sociaux n’arrête pas la production culturelle de symboles […] de porter le fardeau de l’incarnation de l’horreur sexuelle moralisée. Car cette horreur survit aux figures fongibles auxquelles elle donne naissance dans la mesure où elle répond à quelque chose dans le sexe qui est par nature indicible : le Réel de la différence sexuelle.

Pour Edelman, la queerness est l’ineffable qui échappe à la possibilité d’être nommée : “la queerité considérée en tant que mot peut bien renforcer l’ordre Symbolique de la dénomination, mais nomme ce qui résiste, en tant que signifiant, à l’absorption dans l’identité Imaginaire du nom.” Ainsi, cette critique de la dénomination et son inclusion subséquente des sujets déviantEs doit remettre en cause les structures qui produisent des sujets normatifves et déviantEs dès le départ. Notre lutte ne peut pas être pour telle ou telle identité, mais plutôt contre les politiques représentatives de l’Identité elles-mêmes.

Edelman :

Cet agent responsable d’engendrer leur destruction a reçu plusieurs noms : […] une extermination globale du sens […] les fossoyeur-euses de la société […] tout ce qui empêche les parents de chérir leurs enfants […] les homosexuel-le-s […] la pulsion de mort et le Réel de la jouissance. […] La [queerité] noue ensemble ces menaces envers le futurisme reproductif. Contrairement à ce que propose Butler, aucune catachrèse politique ne peut empêcher le besoin de constituer une telle catégorie de [queerité]. Car même si, comme Butler le suggère, la catachrèse politique peut changer au cours du temps, les occupantEs de cette catégorie, la catégorie elle-même […] continue de marquer l’emplacement de tout ce qui refuse l’intelligibilité.

Et donc la question ainsi posée concerne le refus de l’intelligibilité. Les modalités contemporaines du pouvoir ont aboli le silence qui accompagnait un temps les sombres désirs ineffables de queerness et de destruction. Plutôt qu’une injonction contre la parole, le pouvoir de la démocratie biopolitique est précisément de nous faire parler. Les relations cybernétiques s’assurent que chacunE de nous en tant que sujet parlant ait la capacité de se nommer soi-même, de s’esthétiser soi-même, de déployer des blogs et des réseaux sociaux pour se représenter. La fonction contemporaine du pouvoir peut être comprise comme un mouvement perpétuel vers l’intelligibilité – un mouvement qui transforme ce qui était des angles morts en de nouvelleaux sujets à commercialiser ; de nouvelles identités à surveiller.

Nous sommes capturéEs par l’État à chaque fois que nous nous rendons intelligibles. Que ce soit une revendication, unE sujet politique, ou une organisation formelle, toute forme intelligible peut être récupérée, représentée, ou annihilée.

Notre projet doit alors procéder à constater le paradoxe que de le rendre vraiment intelligible – même par nous, même pour nous – serait sa défaite. Nous devons saisir la possibilité d’une vie ni contrainte ni produite par l’omniprésence du Capital et de l’État. C’est précisément par le fait que les mots échouent à le décrire et que les programmes échouent à l’amener que nous pouvons mener cette vide. Ainsi, tout impératif de mettre en mots ce projet ineffable doit être compris comme un compromis de ce qui se doit d’être un projet sans-compromis. Il n’y a aucun langage qui puisse rendre nos intentions compréhensibles par l’ordre social. Aucun mouvement vers une telle compréhensibilité serait une trahison de caractère antagoniste particulier de notre projet contre cet ordre social.

Camatte élabore à ce sujet :

Il y a soulèvement de la vie, recherche d’un autre mode de vie. Le dialogue ne peut être qu’entre les ébauches de réalisation et non entre l’ordre social et ceux qui se soulèvent. S’il y a encore possibilité de dialogue, cela est dû aux balbutiements du mouvement. Ce qui est fondamental, c’est un phénomène profond: “l’inadéquation de la vie humaine à l’aube de son développement avec la société capitaliste“ qui est la mort organisée sous les apparences de la vie. Il ne s’agit plus de la mort en tant que moment au-delà de la vie mais de la mort dans la vie, de la mort comme substance de la vie ; l’homme est mort et n’est que rite du capital. […] pour tous ceux qui ont la bouche pleine de terre et les yeux remplis de fantômes, cette exigence apparaisse irrationnelle ou tout au plus comme celle d’un paradis par définition inaccessible.

Ainsi, une queerness qui s’oppose à la société doit incarner la pulsion de mort de ce qui est devenu mort-dans-la-vie, la négation intrinsèque d’un ordre social fondé sur l’utilisation de la vie à ses fins. Dans ce projet, nous n’avons rien à gagner en parlant le langage des, ou en faisant des revendications aux, structures du pouvoir existantes. C’est précisément la capacité de ses structures à comprendre l’antagonisme qui rend l’intelligibilité synonyme de la récupération.

Edelman revient à Butler:

Il n’est donc pas étonnant que son acte subversif, sa “réarticulation de la norme”, tout en promettant d’ouvrir ce que Butler appelle un radical “nouveau champ de l’humain”, nous renvoie, au lieu de cela, aux formes connues d’un humanisme progressiste durable dont le cri de ralliement a toujours été, et reste, le “futur”.

Et si cela n’arrivait pas ? Et si toustes celleux qui, condamnéEs à une suspension ontologique à cause de leurs illégitimes et, par conséquent, invivables amours, ont refusé l’intelligibilité, [ont] refusé de se mettre, de manière catachrétique, dans le domaine du sens futur – [ont] refusé plus exactement, de se débarrasser du sens qui colle à ces identités sociales que l’intelligibilité exècre. […]

De tel-le-s [queers] insisteraient sur l’inintelligibilité de l’inintelligible, sur la limite interne à la signification et l’impossibilité de changer la perte Réelle en un profit significatif dans le Symbolique sans son rappel persistant : l’inévitable Réel de la pulsion de mort. En tant qu’incarnation de l’inintelligibilité, bien sûr, iels doivent voiler ce qu’iels exposent, devenant, comme des symboles de l’inintelligibilité, les moyens de son apparent assujettissement au sens. Mais où Butler […] contribue à l’intelligibilité de la logique du futurisme en ne cherchant pas moins que d’élargir le champ de ce qu’elle nous permet de saisir; où elle va, sur le chemin du futur, vers la légitimation continue de la forme sociale grâce à la reconnaissance qui est censée permettre “la certitude et la durabilité ontologique”, la [queerité], bien que destinée, bien sûr, à être requise par l’intelligibilité, consent à la logique qui en fait un symbole de ce que le sens ne peut jamais saisir. Rabaissée, elle étreint la dé-faite du sens en tant qu’insistance sans fin du Réel que le Symbolique ne peut jamais maîtriser pour signifier aujourd’hui ou dans le futur.

Ici, Edelman invoque le concept lacanien du Réel, ou ce qui échappe à l’articulation par les structures symboliques. Le Réel est l’indescriptible et innommable caractéristiques de notre vécu. Le Réel est l’essence irréductible de la révolte, du plaisir, de la conspiration et de la joie que comporte notre projet et qui échappe constamment à la représentation par les politiciennEs ou à la surveillance par les dispositifs de Police. Au contraire, l’Intelligibilité offre deux options : légitimation et inclusion démocratique, ou délégitimation et répression.

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