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Traductions en français de textes du journal queer-anarchiste Bædan
Le Tournant Anti-social : Pas pour les Enfants
Categories: Bædan Vol. 1

Extrait de : Le Tournant Anti-social ; Volume 1

Chapitre précédent : Pure négativité

Chapitre suivant : Echapper au piège du Futur

Pas pour les Enfants

Dans un passage plus haut, nous citions un texte de J. Halberstam dans lequel il exprimait son intention de retravailler la théorie d’Edelman en quelque chose de plus explicitement politique. Nous partageons l’insatisfaction d’Halberstam avec Edelman, pour qui la négativité queer n’équivaut pas à beaucoup plus que des circuits de conférences, des circuits de soirées, des heures à la salle, du botox, et le narcissisme grossier de la vie gay. Comme nous l’argumenterons plus tard, la théorie d’Edelman doit beaucoup à l’œuvre de Guy Hocquenghem, mais Edelman échoue à appliquer la critique d’Hocquenghem de la sous-culture queer à sa propre vie, choisissant bêtement d’ignorer l’avertissement donné dans Les Culs Énergumènes [NdT: la parenté du texte, publié dans 3 milliards de pervers, est ici attribuée à Guy Hocquenghem, à la suite de la traduction anglaise, mais celle-ci est remise en question] :

Du moment qu’on ne nous brûle plus sur les bûchers et qu’on ne nous enferme presque plus dans les asiles, nous continuons à patauger dans le ghetto des boîtes, des pissotières et des regards de biais, comme si cette misère-là était devenue l’habitude de notre bonheur. C’est ainsi, avec la collaboration de l’État, qu’on construit sa propre prison.

Pour pouvoir échapper nos propres prisons auto-constituées [ainsi] décrites [par Hocquenghem], nous devons nous tourner vers la critique que pose Edelman à propos de lui-même et de la forme pathétique du projet de sa vie. Notre argument continue d’être que son projet doit être emmené au-delà de ses propres limites. En réalité, c’est exactement le détachement de sa théorie par rapport à toute pratique de la révolte qui affaiblit le potentiel pouvoir de No Future. Arriver à la conclusion d’un détachement apolitique à travers la négativité queer est une faiblesse de raisonnement. Nous sommes plutôt intéresséEs dans une praxis à travers laquelle la théorie queer et la révolte queer se mêlent dans l’élaboration d’un nihilisme actif, d’une anti-politique.

Revenons à Halberstam un moment :

No future signifie, pour Edelman, signifie acheminer nos désirs autour de l’éclat éternel de l’enfant immaculé et trouver la face cachée des imaginaires politiques dans les logiques fièrement stériles et anti-reproductives de la relation queer. Cela paraît aussi signifier quelque chose (et même un peu trop) à propos du symbolique de Lacan et pas assez à propos de la puissante négativité de la politique punk. […] La Négativité peut bien constituer une anti-politique, mais elle ne devrait pas être comprise comme apolitique.

Halberstam a encore une fois raison de critiquer la dépendance excessive d’Edelman à la psychanalyse. Dans ce sens, nous pouvons uniquement interpréter sa méthodologie comme une échappatoire, une façon d’élaborer la négativité queer depuis la position de sûreté de l’universitaire ou de l’analyste. Nous sommes aussi d’accord que la négativité devrait être anti-politique plutôt qu’apolitique. Cependant, pour être honnêtes, nous ne sommes pas vraiment certainEs de ce que « la politique punk » puisse être, et nous craignons qu’elle soit probablement aussi mauvaise que n’importe quelle autre politique. Sur ce point, il est important que nous définissions notre anti-politique en tant que refus de toute logique politique : la représentation, la médiation, le dialogue avec le pouvoir. Et ainsi, encore une fois, nous devons abandonner les universitaires queer et leurs réponses faciles. Nous divergeons d’Halberstam en ce que nous ne localisons pas notre anti-politique dans un quelconque genre musical ou la sous-culture qui l’accompagne. A la place, nous allons essayer de montrer que l’insuffisance dans la pensée d’Edelman peut être complétée par les tendances anti-politiques d’une pratique anarchiste insurrectionnelle de l’attaque auto-organisée.

La critique de la politique d’Edelman part de la figure de l’Enfant. D’après lui, toutes les positions politiques se vendent comme faisant ce qui est le meilleur pour les enfants. Les politiciens, peu importe leur parti ou leur tendance, formulent universellement leurs débats autour de la question de quelles mesures politiques sont les meilleures pour les enfants, de qui garde l’Enfant le plus en sécurité, ou de quel type de monde nous voulons construire pour nos enfants. La centralité de l’Enfant dans le champ politique n’est pas limitée aux politiques électorales ou aux partis politiques. Les groupes nationalistes s’organisent autour de la nécessité de préserver un futur pour leurs enfants, tandis que les révolutionnaires anarchistes et communistes se préoccupent de s’organiser de façon révolutionnaire dans le but de créer un monde meilleur pour les générations futures. Les politicien-nes se préoccupent de différentEs enfants selon leurs différences idéologiques, mais l’Enfant reste une constante tel un ruban de Möbius, s’inversant et se retournant afin d’être la valeur universelle indiscutable et intouchable de toute politique. La politique, peu importe sa supposée radicalité, est simplement le mouvement universel de soumission à l’idéal du futur – pour préserver, maintenir et améliorer les structures de la société et les faire se proliférer à travers le temps, et tout cela pour le bien des enfants. L’Enfant doit toujours être le nom de l’horizon et le bénéficiaire de tout projet politique.

C’est pour cette raison qu’Edelman soutient que la queerness se retrouve absente de tout discours politique :

Car le point de vue progressiste de la société, qui semble accorder une place au queer, n’approuve pas plus que la Droite conservatrice le droit de la queerité à résister au futur et donc la queerité du queer. Pendant que la Droite imagine l’élimination des queers (ou le besoin de s’opposer à leur existence), la Gauche élimine la queerité en faisant briller la lumière froide de la raison, en espérant ainsi montrer qu’il s’agit seulement d’un mode d’expression sexuelle libre de toutes variations envahissantes, anticipant ainsi la formation fantasmatique déterminante, au moyen de laquelle la Gauche, et pas seulement la Droite, peut sembler présager le délitement de l’ordre social et [son focus] : l’Enfant. Des deux côtés, la queerité est ainsi réduite à ne rien signifier : pour la Droite, c’est le rien en perpétuel combat avec la positivité de la société civile ; pour la Gauche, rien de plus qu’une pratique sexuelle ayant besoin d’être démystifiée.

L’Enfant, bien sûr, a très peu de choses à voir avec de vraiEs enfants. Comme tout le monde, les enfants sont asserviEs par l’ordre politique de l’État et du Capital, il est attendu d’elleux de porter le fardeau d’être les bénéficiaires innocentEs des initiatives politiques. Non, plutôt, l’Enfant est le symbole fantastique de la prolifération éternelle de la société de classe. L’Enfant représente la succession des générations et la continuation de la société au-delà de la durée de vie de ses membres vivantEs. Toute politique, étant préoccupée avant tout par l’Enfant, se révèle n’être toujours qu’un processus servant à gérer et sécuriser la continuité de l’existence de la société. En tant qu’ennemiEs de la société, nous sommes aussi des ennemiEs de la politique.

Pour citer Edelman :

Le fantasme sous-tendant l’image de l’Enfant conditionne la logique à l’intérieur de laquelle la politique elle-même doit être pensée. A condition que nous nous comptions au nombre des individus politiquement responsables, cette logique nous contraint à nous soumettre au cadre du débat politique, et en fait, du champ politique, ce que le présent livre définit par le terme de futurisme reproductif : terme qui impose une limite idéologique au discours politique en tant que tel, et qui préserve dans le même mouvement l’absolu privilège de l’hétéronormativité en rendant impensable, et en excluant du domaine politique, la possibilité d’une résistance queer à ce principe organisateur des relations communautaires.

Si les différents discours de la politique sont toujours uniquement à propos de l’Enfant (en tant que le futur de la société), la queerness doit être anti-politique puisqu’elle marque une interruption fondamentale des normes et appareils sociétaux qui existent pour imposer la reproduction de l’Enfant. Oui, le sexe queer peut être du sexe non-reproductif, mais nous ne pouvons pas définir la queerness à travers des logiques aussi simplistes et naturalistes. La queerness, au-delà d’être la négation de la matrice de la famille hétéronormative, doit aussi être pratiquée comme le refus délibéré de l’impératif politique à reproduire la société de classe. Dans un monde où toutes les relations sociales sont régies par notre obligation à l’Enfant en tant que futur de l’ordre social, nous devons briser ces relations communales et détruire l’emprise de la politique sur notre vie quotidienne. La queerness se doit être en-dehors de la politique, un antagonisme contre le politique, faute de quoi elle ne serait pas queer du tout.

Par l’intermédiaire d’Edelman:

La queerité désigne le côté de celleux qui ne se battent pas pour les enfants, le côté extérieur au consensus par lequel toute politique confirme la valeur absolue du futurisme reproductif. Si les hauts et les bas du destin politique peuvent servir à prendre le pouls de l’ordre social, par contraste et au-delà de ses symptômes politiques, la queerité représente le lien de la pulsion de mort et de l’ordre social : sans aucun doute, un lieu d’abjection exprimé dans le stigmate, parfois fatal, qui fait suite à une lecture littérale de cette figure […] Pourtant, de manière plus radicale, je soutiens ici que la queerité atteint sa valeur éthique précisément dans la mesure où elle accède à ce lieu, en acceptant son statut figural comme une résistance à la viabilité du social, tout en insistant sur l’inextricabilité d’une telle résistance avec l’ensemble de la structure sociale.

La queerness, telle que nous allons ainsi la concevoir, n’est pas coincée dans une bataille dialectique d’identité queer contre identités normatives, ni de politique queer contre politique hétéronormative. Notre opposition queer est plutôt dirigée contre les fausses oppositions que la politique sert toujours à représenter. La queerness délimite l’espace qui est en dehors et à l’encontre de la logique politique. Les anarchistes insurrectionnalistes ne sont pas étrangerEs à cet espace. Tandis que les anarchistes de gauche articulent leur activité comme politique, les anarchistes insurrectionnalistes ne se préoccupent pas de telles abstractions. Nous fuyons tous les rôles politiques que nous sommes appeléEs à symboliser, que ce soient ceux construits par les médias ou par les leaders autoproclaméEs des luttes. Contrairement à la plupart des autres révolutionnaires autoproclaméEs, nous ne luttons pas pour un futur utopique (communiste, anarchiste, cybernétique). Nous ne visons pas des victoires dont profiteront des enfants symboliques dans une société future. Nous ne luttons pas pour un idéal abstrait. Nous ne construisons pas un monde, et nous ne sommes pas motivéEs par quoi que ce soit d’autre que nous-mêmes. Notre pratique anti-politique, nos tentatives d’insurrections, émergent purement du contexte d’une prise de conscience de notre vie quotidienne. Si nous parlons de guerre sociale, c’est parce que nous expérimentons des genres de relations et de combat pour attaquer l’ordre social.

Afin de véritablement rompre avec la politique, nous devons développer des formes de lutte qui brisent les illusions qui rendent la politique nécessaire. Pour encore citer Edelman :

La politique définit le cadre de la mise en scène sociale de la tentative du sujet d’établir les conditions [d’une] impossible fusion en s’identifiant à quelque chose d’extérieur à soi-même […] perpétuellement différée, à soi-même. Ainsi, la politique fixe les termes de la lutte pour l’avènement d’un ordre fantasmatique de la réalité dans lequel l’aliénation du sujet disparaîtrait dans une identité aux sutures rendues invisibles tout au bout de cette chaîne interminable des signifiants vécue comme l’Histoire.

La politique est une force si extrêmement sinistre car elle est animée par une aliénation et un manque ancrés dans les fondations de la société. Pour remédier à cet ennui, des individuEs se tournent vers la politique afin de découvrir des vérités universelles pour lesquelles lutter – une abstraction confortable pour remplir le vide dans leur expérience. C’est un paradoxe, bien sûr, puisque cette aliénation est intrinsèque à la société capitaliste, et la politique ne peut jamais que reproduire cette société, et par conséquent la misère qui l’accompagne. Le fantasme de la politique promet de connecter sa subjectivité vide à une abstraction extérieure à soi dans une tentative de trouver un sens profond, de se situer dans l’histoire, de vraiment faire quelque chose. Comme une forme de performance artistique, la politique agit comme une grande représentation de la résistance à la société, pourtant, en simple représentation elle reste inséparable de l’ordre symbolique. La réalité de la politique est qu’elle n’offre rien du tout, un rien-du-tout qui correspond au vide-de-sens de la vie sociale.

Une anti-politique queer et insurrectionnelle fonctionne comme interruption du circuit fermé vide-politique-vide. Interrompant la poursuite incessante d’un monde meilleur pour l’Enfant, notre projet se concentre sur l’épanouissement immédiat, la joie, le conflit, la vengeance, la conspiration et le plaisir. Plutôt que de faire de la politique, nous nous engageons dans la guerre sociale. Sans revendications, nous exproprions ce que nous désirons. Au lieu d’être représentéEs, nous pratiquons une auto-organisation autonome. Nous ne manifestons pas, nous attaquons. Comme pour notre queerness, notre anti-politique vise à échapper à l’identification politique ou à l’attachement idéologique à telle ou telle subjectivité politique.

Atteindre cette identification figurale avec le délitement de l’identité, et donc également avec la désarticulation du sociale et du symbolique, pourrait bien être décrit comme “politiquement autodestructeur”. […] Mais la politique (en tant qu’élaboration sociale de la réalité) et le soi en tant que prothèse maintenant le futur de l’enfant figural sont ce que la queerité, encore en tant que figure, nécessairement détruit – nécessairement dans la mesure où ce soi est l’agent du futurisme reproductif et cette politique le moyen de sa promulgation en tant qu’ordre de la réalité sociale. […] L’autodestruction politique est inhérente au seul acte qui compte : l’acte de résister à l’asservissement au futur au seul nom d’une vie.

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